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Billet de blog 3 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre VII)

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Où la déception conduit le narrateur là où il ne pensait jamais aller.

VII

Cousine m’emmena dans un endroit à la mode décoré dans un style néo-rococo-techno censé représenter un certain dernier cri. Nous nous assîmes dans un coin l’un en face de l’autre sur des divans en velours rouge au dossier gigantesque et au cadre en plastique moulé transparent et biscornu. Une musique d’ascenseur à prétentions ethnico-spirituelles baignait l’atmosphère feutrée des conversations à mi-voix de gens très considérablement pénétrés de l’importance de leurs mots.

J’observai la beauté gracieuse de son visage halé aux lèvres couleur fraise, aux yeux noirs et aux expressions enfantines tandis que je faisais semblant de m’intéresser à la carte, par ailleurs franchement abstruse et pleine de périphrases. Je commandai au hasard.

Elle m’entreprit immédiatement de la situation. Kleber était parti se cacher quelque part ; elle m’affirma qu’il devait y avoir un lien entre la mort de La Moissonière et celle de Prouff ; ils faisaient le même métier, ils étaient français, ils connaissaient et travaillaient tous deux avec Beauvillain. En quoi consistait ce travail ? « Ils se voyaient régulièrement ». Tu parles ! Ça devait bidouiller à mort entre ces trois-là, ils ne faisaient pas que se regarder prendre des poses de discobole ou papoter poésie tahitienne…

–Qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?

–Tu as du temps, tu as de la ressource, tu es hors-norme : tu peux enquêter sur des pistes bien à toi dit-elle.

La vérité c’est qu’elle ne savait pas quoi faire à part claquer le fric de Clébard. Qu’elle était un peu comme dans un cockpit d’avion en train de tomber, qu’elle essayait d’appuyer sur tous les boutons du tableau de bord, même les essuie-glaces. Et moi, j’étais au mieux l’allume-cigare.

Je lui parlai ensuite évasivement d’informations récoltées sur les circonstances de la mort de Prouff. J’ai vite compris qu’elle préférait éviter les détails pour ne pas prendre le risque d’imaginer le cadavre de son Clébard dans des positions définitivement humiliantes.

Puis je crus deviner pourquoi elle m’avait emmené ici : elle me montra, à deux tables de distance, un vieux beau permanenté teint en blond platine et vêtu d’un costume en satin blanc immaculé qui était en train de s’attabler avec un éphèbe d’à peine 15 ans à la coiffure symétriquement ridicule à la sienne, à 30 modes de distance. Quand elle me dit son nom, je me souvins de ses clips vidéo kitch des années 80, toujours entouré de pétasses à poil et chantant en anglais des trucs cochons…

Kenny Riviera. Un de ses albums s’appelait « May I introduce something in you while the others are introducing me », avec une fille nue allongée lascivement sur un saxophone… Et je me rendis compte que cette fille, c’était la justice de mon rêve de Châteaudun, exactement les mêmes lunettes, la même bouche pendante entrouverte, les mêmes yeux.

J’étais parti dans mes pensées et entendis vaguement Cousine me dire qu’il était à Bow Island lors de l’assassinat du magnat de la finance La Moissonière. En revenant au présent immédiat, je réalisai qu’elle s’était levée et approchée de la table du vieux tromblon. Ils commencèrent à discuter puis elle prit une chaise : c’était parti pour durer, Riviera ne la lâcherait pas comme ça et elle non plus… Il se retourna un instant pour me regarder avec ses petits yeux clairs de blondin pervers. Puis ils reprirent leur conversation comme si je n’avais jamais existé.

Chose impensable, je me sentis cocufié et j’eus alors l’aberrant réflexe de vouloir sauver les apparences (c’est dire si mon éducation bourgeoise avait profondément marqué mes comportement inconscients) : je me vis me lever, m’approcher de Cousine et proférer cette consternante excuse : « J’y vais, j’ai à faire » (extrait des annales du peigne-cul, viatique des situations difficiles en public, août 1863).

Je quittai le restaurant sans déjeuner ni payer, et, une fois dehors, j’analysai clairement que Cousine avait sur moi une influence menaçant mes plus intimes fondations et qu’elle ne pouvait être en aucun cas compatible avec mes facultés supérieures d’inadaptation sociale.

En plus, j’étais profondément vexé. Il fallait rompre.

Je pris un nombre invraisemblable d’autobus avant d’arriver enfin chez moi.

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