Où le narrateur en apprend plus sur la ventilation façon puzzle du phynancier La Moissonière.
VIII
J’allumai la télévision et m’arrêtai sur la chaine 43. Une voix sépulcrale commentait des images d’archive en noir et blanc sur un ton neutre et monocorde, une sorte de psalmodie critique de l’histoire des mouvements artistiques soviétiques, d’un exceptionnel ennui. Je m’allongeai avec trois lexomil et m’endormis.
Kenny Riviera m’apparut en noir et blanc coiffé d’une petite casquette en cuir posée sur sa permanente, d’une grande vareuse et d’un pantalon large en grosse toile, un vrai look de bolchevik. A côté de lui, la fille de la pochette « may I introduce something in you... ? » portait juste une petite salopette pleine de trous et de déchirures entre autres aux seins, aux fesses et au pubis et me regardait toujours au travers de ses Ray-Ban « aviator » avec la même moue provoquante. Ils chantaient des airs patriotiques soviétiques en russe sur des arrangements disco « Союз нерушимый республик свободных / Сплотила навеки Великая Русь. /Да здравствует созданный волей народов… » tout en prenant des poses lascives et en faisant des gestes très explicites. Derrière eux, sur un gigantesque panneau d’affichage se détachaient en gris clair les portraits de la Moissonière et de Prouff avec un slogan : « Да здравствуют герои партии проституции ! ».
En contrebas, sur une vaste esplanade, des milliers de prolétaires étaient en train de bâtir une utopie concrète, une colossale pyramide, la pyramide du Bonheur.
A mesure qu’elle chantait, la troupe de Riviera augmentait. Je vis apparaitre des mannequins marmoréens nus dansant des chorégraphies dignes d’un spectacle de CM2, puis Cousine juste vêtue d’un grand tablier en cuir et remuant extatiquement son bassin et son fondement, puis l’anorexique du Mexique, les Bee Gees, puis la rouquine de Rocamadour, la mineure du Poitou, la blonde afro-slovène, la suceuse du Sussex, la sodomite des Dolomites, l’ondiniste d’Udine…
Lorsque l’édifice fut terminé, les prolétaires enthousiastes durent fixer une belle et grande enseigne lumineuse au néon clignotant : « Pyramide du Bonheur de Prouff et La Moissonnière : 500 $ les 10 minutes » (curieusement c’était en français).
La troupe de Kenny Riviera y entrait dans un joyeux défilé sur l’air de l’« internationale », quand je sentis une présence qui me réveilla : Cousine venait juste de s’asseoir à côté de moi sur le canapé.
Je poussai un petit cri étranglé tout en me redressant et lui demandai de déguerpir immédiatement avec son paquetage, beaucoup moins glamour depuis que je l’avais sauvagement compacté avec les pieds. Elle se leva sans broncher et me dit qu’elle avait appris des choses passionnantes sur la disparition de La Moissoinière ; je ne lui demandai pas quoi ni par quel moyen car cette histoire ne me concernait pas et finirait par briser le fragile et hasardeux compromis qui maintenait en équilibre ma précaire existence. Je lui fis part des frais engagés et notamment d’un filon de gratOgrat presqu’entièrement consacrés à soudoyer un policier ainsi que ces innombrables heures perdues en autobus à retrouver mon chemin… Bref, un bouleversement inadmissible de mon hygiène de vie.
Elle se jeta sur moi et me serra fort dans ses bras comme une petite fille prise en faute puis m’embrassa longuement sur la joue. Elle me supplia de ne pas l’abandonner car les liens familiaux étaient sacrés, en souvenir de nos vacances d’été, de nos vacances d’hiver, de Pâques, de la Toussaint, de Carnaval, de notre premier vol à l’étalage, de notre première cigarette, de notre premier magazine de cul, bref, toute la panoplie nostalgique et sentimentale à vocation lacrymale qui fait fureur dans les cœurs d’artichaut. Elle se mit même à pleurer.
J’aimais trop la regarder faire son numéro de contrition, très professionnel. Je lui demandai quel rôle elle avait joué avec Riviera. « La fan de toujours », répondit-elle, ce qui nous fit franchement rigoler. « Alors, il t’a baisé ? », lui demandai-je. « Ça, pour l’avoir baisé, je l’ai bien baisé, le Riviera », me dit-elle.
Riviera lui avait raconté l’explosion, Guelfi en crise de panique et le parachute doré tout déchiré sans plus aucun parachutiste, l’interrogatoire des flics bahaméens, américains, français… Ils avaient retrouvé des morceaux de La Moissonière dans tout le lagon et sur la plage… Le gilet de sauvetage avait un boudin en plastic, du C4 ; le détonateur avait été déclenché à partir de l’altimètre-bracelet de La Moissonière par une micro-émission radio à l’altitude de 100 pieds…
–C’est du matériel d’agent secret dis-je. On ne devrait pas s’en mêler.
–Sauf si on fait partie des services secrets répondit-elle.
–Au fait quelle heure est-il ? demandai-je.