Où le narrateur traine son spleen dans une ZAC et décide de son avenir
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Je restai longtemps couché à mâchouiller mon désespoir au goût de cendre et à touiller mes remords à feu doux. De temps en temps, j’allumai la télé. On aurait dit une pièce de théâtre qui continuait à se jouer bien que le décor fût en flammes, seul ne comptant plus que la mécanique spectaculaire, le mouvement des acteurs, les applaudissements millimétrés, les lumières de dessus, de dessous, de côté, bleues, jaunes, rouges… Même les mots pouvaient disparaître au seul profit des corps plus ou moins maquillés, beaux ou laids, gracieux ou épais, raides ou souples, des attitudes successives ou des expressions toujours contrôlées des animateurs professionnels, plutôt compatissantes, plutôt accusatrices, plutôt ambigües. Toute la machinerie de fascination et d’hypnose était là, intacte, et tournait à vide, représentation encore impeccable d’un monde qui s’écroulait doucement en arrière-plan comme dans un film au ralenti.
Je me levai pour me faire un café en poudre. Ma chambre ressemblait à un cube hermétique et froid décoré dans un style campagnard d’une pingrerie désolante. Les rideaux rustiques à fleurs en fibres synthétiques, le petit bureau en planches de contreplaqué grossièrement peint avec sa bouilloire électrique, la tête de lit aux moulures Henri II s’appuyant sur un mur en crépi incrusté de crasse. Il y avait de quoi regretter les falbalas des chambres d’hôtel luxueux. Quant à la vue, c’était un parking orné d’un immense échangeur d’autoroute par un jour gris et brumassant d’octobre.
Je ressassai toute la journée les mêmes questions : ne serais-je jamais que le jouet d’un enfant pervers et capricieux, aux desseins incompréhensibles, Luigi l’empaffé hors-catégorie ? Comment pourrais-je un jour en venir à bout, alors que c’était peut-être lui qui tirait à l’instant la chasse de la chambre du dessus et produisait cet infernal boucan ? Etait-ce lui qui frappait maintenant à la porte, ou la police qu’il aurait prévenu ou encore son factotum analphabète d’éduquateur social ? C’était la femme de ménage, une mama antillaise de cent-dix kilos qui entra en soupirant et en maugréant sur les flemmards dans mon genre.
Je sortis faire un tour dans la zone de l’hôtel, un no man’s land de hangars juxtaposés sur un immense parking en asphalte. Quelques voitures étaient garées par-ci par-là. C’était l’après-midi désert d’un jour de grèves où l’ennui le disputait à la laideur. Laideur sans les circonstances atténuantes de la pauvreté ou du manque de moyen, juste une laideur rationnelle, objective, pragmatique, la même laideur béante qui frappe toutes les entrées d’agglomérations, le règne du monde commercialement « segmenté », nécessitant beaucoup moins de fioritures et de tralalas que le « romantisme » de centre-ville, juste un peu de bardage et des couleurs vives. Je dinai dans un restaurant encore ouvert segmentant à moindre prix la viande grillée avec des frites à volonté dans un décor de cafeteria à la typographie western. Uniquement fréquenté par les familles aux enfants fascinés par les portes à battant de saloon, les employés du coin et les fauchés lucides.
Je rentrai à l’hôtel déprimé par cette longue journée passée à dériver entre des bâtiments en tôle échoués au milieu de nulle part. Je me couchai sans sommeil, sentant bien la nécessité de jouer un va-tout maintenant ou de flétrir inéluctablement dans la torpeur vaguement humaine d’une zone périphérique d’activité commerciale. L’idée naquit dans la nuit et se renforça comme une évidence : il fallait échafauder une contre-attaque. Avec le juge et le commissaire, nous devions trouver les moyens de contrecarrer la toute-puissance arrogante de Thorwald-Brocovic et lui faire bouffer une à une chaque lettre de son jeu de scrabble.
Dans l’incapacité définitive de dormir, je pris la route sur les trois heures et demi du matin. Je marchai en évitant les grands axes, en prenant par Noisy-le-sec puis Bagnolet. Je passai par-dessus la gare de triage quand je vis remonter un convoi de véhicules militaires blindés vers le centre de Paris. Ça sentait à plein nez l’état d’urgence décrété dans la nuit même. Le ministre Gluant et son collègue aux armées Loxydon allaient pouvoir mettre en taule quiconque se trouvait au mauvais moment au mauvais endroit, ce qui offrait de belles perspectives, comme on dit. Juste avant le périphérique, il fallut presque enjamber les corps de SDF réfugiés jonchant les trottoirs. Je longeai le Père-Lachaise aux alentours de 7h30, pris un café dans un bar miraculeusement ouvert et attendis les 9h pour aller me présenter au Quai des Orfèvres.