arnolds

Abonné·e de Mediapart

75 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 janvier 2012

arnolds

Abonné·e de Mediapart

Les paons de Tocardville (chapitre IX)

arnolds

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur découvre un monde perdu et menaçant: l'ex-banlieue rouge.

IX

Pour mon expédition aux Coquelicots, j’avais décidé d’un équipement fruste et efficace : un bleu de travail et des chaussures de sécurité empruntés à mon voisin du dessus et, pour prévenir les chutes d’objets divers, un casque de chantier orange de récup. Je pris le bus de 10h22 qui passa à 10h57. Les vitres en étaient complètement grillagées, le chauffeur isolé dans un box pare-balles. Deux caméras filmaient l’intérieur de l’habitacle, complètement vide. J’avais l’impression d’être un soldat montant au front.

L’adresse que m’avait communiquée JR existait, il y avait bien un Luigi Thorwald-Brocovic au 6, boulevard Lénine, je l’avais vérifié dans l’annuaire avant de lui céder le cœur lourd ce rarissime gratOgrat à 500€.

Le bus stoppa au croisement du boulevard Lénine et de l’avenue Engels, très faiblement animés par la circulation automobile. Le boulevard Lénine était une longue ligne droite d’environ 1 km, bordée de part et d’autres de barres d’immeubles de 5 ou 6 étages entourées de parkings et de terre-plein défoncés sans le moindre brin d’herbe. Je traversai un premier parking jonché çà et là de carcasses de voitures calcinées, puis une petite une butte boueuse parsemée de détritus avant d’accéder à la première cage d’escalier, numérotée "2". Il me suffisait de longer la barre pour trouver la bonne entrée.

Il n’y avait personne, ou presque, sinon quelques silhouettes à une cinquantaine de mètres assises sur un toboggan en ruine. Je marchai loin de l’immeuble, craignant toute chute d’objet d’une fenêtre des étages. J’entendis crier « eh, EDF » venant d’un appartement mais que je n’arrivai pas à localiser.

J’entrai au n° 6 : à ma grande surprise, le hall était presqu’en bon état. Les boîtes à lettre toutes fixées au mur, le sol et les peintures seulement abimés par la vétusté et leur lot de graffitis et tags. Luigi Thorwald-Brocovic habitait au 1er étage : il n’y avait pas d’ascenseur.

Je sonnai ; Il devait être là, car JR m’avait confirmé qu’il ne travaillait que la nuit et les week-ends. On m’ouvrit quasi-instantanément, comme si j’étais attendu à cette heure précise.

–C’est pour la promenade ? me dit un homme d’une cinquantaine d’années en fauteuil roulant.

–Je cherche un certain Luigi Thorwald-Brocovic dis-je.

Je l’entendis répondre « c’est moi » en même temps qu’un doute m’envahit.

̶ Vous êtes vigile ?

–Je suis vigilant en tout cas, ici, y a intérêt répondit-il.

Je compris que je m’étais fait enflé par JR et qu’il était bon pour le commissariat de Torchy-La Plaine, avec ce que j’allais déblatérer sur la mort de Prouff, à moins qu’il m’ait là aussi raconté des salades… J’entrevis une rage folle monter en moi.

Luigi avait déjà ouvert la porte en grand et s’apprêtait à sortir sur le palier. « Alors, on y va ? ». Il me regardait comme un toutou qui attend toute la journée sa promenade dans le parc et qu’on ne saurait décevoir. J’eus un mal fou à le descendre marche par marche. Au rez-de-chaussée, je finis par lui demander comment il pouvait encore habiter un appartement sans ascenseur dans son état. « C’est un choix », me dit-il. Et je regrettai à cet instant de ne pas l’avoir lâché dans l’escalier.

Je le poussai le long du boulevard, il me raconta son histoire. C’était un ex-flic gravement blessé lors d’une arrestation qui avait mal tourné. JR en était. A l’époque, il y a une dizaine d’années, ils étaient tous les deux aux mœurs et intervenaient régulièrement à « l’Aquatemple ». Il avait glissé sur le carrelage humide d’une des piscines, était tombé brutalement sur le dos, cervicales atteintes, pas de chance. Réformé de la police, pensionné à vie, solitaire, JR venait régulièrement lui faire sa promenade ; il l’avait prévenu qu’il y aurait quelqu’un d’autre, bientôt.

–J’ai tout de suite su que c’était vous me dit-il.

Là, j’eus la brutale envie de le pousser devant l’autobus de 11h23 qui passait devant nous avec 37 minutes de retard.

On fit les courses dans la seule superette du coin gardée par deux vigiles, au croisement du boulevard Lénine et de l’avenue du prolétariat. La remontée fut encore plus éprouvante que la descente, et, arrivé sur le palier, je ne refusai pas une petite bière.

Son petit appartement était fait de pièces contigües très peu meublées et dont les portes avaient été ôtées. Au moyen de barres fixées aux murs, il pouvait quitter son fauteuil roulant pour s’asseoir sur le sofa, s’allonger sur son lit, prendre une douche, aller aux toilettes et ainsi vivre seul en attendant le malheureux samaritain qui devrait le descendre faire un tour.

Il me versa une « 33 export » et sortit une boîte de scrabble.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.