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Billet de blog 5 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre X)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur découvre le golf SM en chambre et s'en émeut.

X

J’avais « QWERTY », mais Luigi m’affirma que c’était interdit. Alors je fis « TES », le « S » comptant double, ce qui me permit de m’enfoncer un peu plus au score. On en était à la troisième partie et je cherchais un prétexte pour aller dire deux mots à JR quand je fis remarquer que le voisin du dessus faisait quand même énormément de bruit (depuis le début du jeu, on entendait une station de radio FM beugler par intermittence des tubes assez merdiques ainsi que régulièrement résonner des bruits de choc d’objets cognant violemment les cloisons ou tombant sur la fine dalle de béton séparant les appartements).

–C’est plus possible ! dis-je en faisant l’exaspéré, ce qui donnait en même temps une explication à mon pitoyable niveau au scrabble.

Je me levai. Luigi me dit que l’appartement devait être vide, mais que les appartements vides pouvaient être utilisés par les dealers pour leurs petits trafics. Il valait mieux les ignorer.

Dans la seule intention de sortir et de ne plus revenir, je fis le matamore :

–Je vais leur dire d’aller faire leur bordel ailleurs.

J’ouvrais la porte d’entrée, quand celle de l’appartement du dessus s’ouvrit également et qu’un bruit de pas lourd se fit entendre dans la cage d’escalier. Je refermai la porte en la laissant entrebâillée et vis passer de dos une silhouette massive aux cheveux mi-longs ondulés et gras, vêtue d’une veste kaki, d’un jean et de pataugas marron. Il portait un genre de sacoche ou de baise-en-ville à l’épaule. J’entendis la porte du hall claquer en se refermant.

Apparemment mon prétexte venait de s’enfuir. On n’entendait plus que le brouhaha des téléviseurs et des postes de radio.

–Je vais aller voir.

Je descendais les escaliers pour déguerpir définitivement quand une incontrôlable curiosité me fit remonter vers le palier du deuxième étage. La porte était très légèrement entrouverte, et je m’approchai en faisant le moins de bruit possible malgré l’épaisse semelle de mes chaussures de sécurité.

On ne percevait aucun bruit venant de l’appartement. Je ne résistai pas à l’envie de pousser la porte. Dans l’embrasure, j’aperçus une forme en partie masquée dans le salon dont la porte était à moitié fermée. Je crus deviner un drapeau de parcours de golf planté sur une masse informe, une sorte de tas de vêtements ou de chiffons. J’entrai dans le vestibule puis m’approchai du salon.

Je vis un homme inerte allongé par terre sur le ventre, plaqué au sol par des cordes attachées à des pitons à la manière d’un Gulliver, les mains liées par une corde coulant autour du cou forçant la tête à se relever, un drapeau de golf planté dans le fondement, le visage bâillonné atrocement tuméfié, couvert de plaies et de sang séché, les cheveux collés et gluants.

Le sentiment d’horreur tétanisa mon corps, en même temps que je percevais d’autres aspects extrêmement curieux de la scène : une multitude de balles de golf éparpillées dans la pièce, souvent rouges de sang, des clubs épars sortis de leur sac lui-même posé contre une cloison, une énorme inscription peinte grossièrement sur le mur du fond :

« L’EDUQUATEUR SOCIAL VOUS REMERCIT DE VOTRE VISITE ».

Cela n’excéda pas 10 secondes. Je déguerpis comme un garenne. Mes énormes chaussures durent faire un bruit infernal dans la cage d’escalier et je me précipitai en courant vers l’arrêt de bus le plus éloigné possible de cette atrocité. En passant devant la ruine de jardin d’enfants, je me fis conspuer par un groupe d’adolescents, peut-être même reçut quelques caillasses, « Alors EDF, t’as un court-jus ? », ponctué par des rires gras.

Arrivé à l’extrémité du boulevard Lénine, au niveau de la superette, je pris à gauche pour remonter l’avenue du Prolétariat et attendre le bus à l’arrêt « martyrs de la cause ». Je commençais à être très essoufflé, mes jambes devenaient tellement lourdes que j’avais d’énormes difficultés à les soulever, j’avançais si lentement que je croyais courir à contresens sur un tapis roulant, mes pieds étaient à l’agonie : j’étais persuadé que je devrais finir le trajet à quatre pattes, voire en rampant.

Je croisai un minibus de la chaîne de télévision 17, suivi quelques instants plus tard d’une voiture d’un quotidien du matin, puis encore d’une chaine de télévision, puis d’une radio…

Une ambulance précédée de deux voitures de police arrivaient maintenant toute sirène hurlante et me croisèrent à vive allure : je me retournai et vis qu’elles s’engageaient dans le boulevard Lénine. Je devinai que c’était pour lui.

J’attins enfin l’arrêt de bus, matérialisé par un abri complètement délabré, sans banc, ni toit avec juste deux poteaux tordus portant le n°de ligne 34.

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