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Billet de blog 5 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre XI)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur manque de passer à la télé tout en vivant un quart d'heure de gloire qui pourrait bien durer plus longtemps.

XI

J’attendis le bus près d’une heure interminable pendant laquelle je vis défiler un nombre incalculable de véhicules roulant à toute blinde sur l’avenue du Prolétariat. Télés, radios, journaux, police, pompiers… Ça devait être un joyeux bordel au n° 6, devant chez Luigi.

Dans l’autobus, quelques voyageurs parlaient du cadavre retrouvé dans un immeuble de l’avenue Lénine. « Il paraît qu’il est pas d’ici, qu’il avait un gros poste en ville ». Clébard ? Le visage était tellement méconnaissable que c’était bien possible. « C’est une assistante sociale qu’a fait le coup ». « Vous croyez ? Je n’aurais jamais imaginé ça d’une femme ». « Il a été tué par balle ». Le voyage durait des plombes, et les informations étaient aussi contradictoires que complémentaires à mesure que de nouveaux passagers montaient. « Sur la 24, y a des témoins qui ont vu une sorte d’agent EDF sortir en courant », « il est mort étouffé dans son vomi », « c’était un rite sado-maso, d’après la 9 », « ils sont analphabètes, ce sont des dealers de la cité »…

J’étais probablement le seul à avoir aperçu le véritable assassin, sans aucun doute le même que Prouff, tant on trouvait dans chaque crime une identité de sadisme et de cruauté. C’était aussi lui qui avait déclenché ce barouf indescriptible pour compliquer l’enquête et peut-être éviter la chape de plomb médiatique imposée par les autorités sur le meurtre précédent. Quant aux orthographes approximatives, je tentai, pour patienter, d’élaborer quelques hypothèses : ça pouvait indiquer un étranger, ou là encore être une fausse piste fabriquée à dessein ou bien sûr être un véritable déficient grammatical ou bien encore être un code à déchiffrer. Ok, ça ne disait rien du tout.

Enfin, le bus stoppa à « Robespierre », mon arrêt. Je descendis et tentai de marcher vite et le plus naturellement du monde pour rejoindre mon appartement au premier étage d’une petite maison coincée entre deux tours.

J’extirpai mes pieds de leurs deux coques en béton et, soulagé de ce fardeau, je fis défiler les chaînes d’information présentant toutes un reporter sur le parking jonché de carcasses faisant face au hall d’entrée du n° 6. La première chaîne arrivée sur les lieux avait même pris des images de l’intérieur de l’appartement et les diffusait en floutant tellement de zones qu’on ne voyait plus que le drapeau de parcours de golf indiquant le trou n° 3.

La victime n’avait pas été formellement identifiée, mais déjà des bruits couraient qu’il s’agissait d’un expert-comptable réputé, le patron du plus gros cabinet de France.

Je vis l’image du mur où l’inscription figurait en lettres capitales dégoulinantes. Le commentateur : « la revendication laisse perplexe les enquêteurs, car ils ignorent tout du mouvement « éduquateur social », le « qu » devant probablement avoir une signification particulière et faire référence à une obédience d’extrême-gauche, quoique certains experts ne délaissent pas pour autant une piste d’extrême-droite, ou islamiste radicale. »

La chaîne 17, la première sur les lieux, interviewait en boucle son reporter qui avait découvert le corps :

C’était horrible, il y avait des balles de golf partout, pleines de sang. Le corps était ficelé comme un rôti avec un drapeau planté dans les fesses, c’était horrible. Il y avait des traces de sang du sol au plafond, c’était horrible.

–Ernest, pensez-vous qu’il puisse s’agir d’un attentat islamiste, la position du corps était-elle par exemple orientée vers La Mecque ? lui demanda la présentatrice en studio.

–J’avoue que je n’ai pas eu la présence d’esprit de regarder ma boussole, c’était horrible répondit Ernest.

–Il y a des fautes d’orthographe dans la revendication, pensez-vous que cela puisse être l’œuvre de jeunes déscolarisés ?

–Je l’ignore Sophie, cependant c’était horrible.

–Merci Ernest conclut Sophie qui s’adressa alors à un spécialiste des jeunes déscolarisés venant d’arriver dans le studio. Où il apparaissait que très peu de jeunes déscolarisés pratiquaient le golf mais beaucoup plus le bowling et le baby-foot, voire le taekwondo.

–Ah, j’ignorais que le taekwondo se jouait aussi avec une balle s’exclama Sophie.

Je passai sur la 24 qui, étant arrivée après toutes les autres, mettait la gomme pour dénicher des scoops. Les reporters étaient sur la piste d’un agent EDF que des jeunes déscolarisés avaient vu sortir en courant du n° 6 et descendre le boulevard Lénine vers l’avenue du prolétariat. Un jeune déscolarisé flouté apportait d’ailleurs son témoignage. Puis je vis ma rue à l’arrière-plan d’un reporter intervenant en direct :

Oui, Mélanie, nous avons un témoignage exclusif indiquant que l’agent EDF suspect est descendu à cet arrêt de bus il y a moins d’une heure. Il est de toute façon très facilement identifiable : il porte un bleu de travail, un casque orange à la ceinture et des grosses chaussures de sécurité.

On sonna. J’éteignis par réflexe. J’attendis quelques instants. On sonna de nouveau. Le journaliste que je venais de voir était à 150 mètres de chez moi, était-ce déjà lui ou un autre ? On sonna encore et j’entendis crier « Ouvrez, c’est la police ».

J’ouvris, c’était Jean-René accompagné d’un autre type en civil.

–Il va falloir venir avec nous me dit-il. On a des éclaircissements à vous demander.

–Moi aussi répondis-je désemparé.

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