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Billet de blog 5 février 2012

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Les paons de Tocardville (3) (Chapitre XI)

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Où le voile se lève et où le narrateur découvre l'entourloupe sans arriver à tout expliquer.

XI


Comme c’était la confusion au Quai, j’allai au Palais de Justice. La situation n’y était guère meilleure mais j’eus la chance d’attraper le juge Kim-Bernay alors qu’il gravissait les marches pour monter à son bureau. Il me regarda d’un air plein de reproches, me dit à peine un bonjour glacial, mais me fit quand même signe de le suivre. On s’arrêta devant une machine à café.
Là, je commençai à lui passer un vrai savon. Je lui fis remarquer que personne ne l’avait désigné tuteur légal de la République pas plus que tuteur de ma personne et que, s’il se prenait pour le seul roseau encore debout dans le marécage, c’était plus par orgueil et égocentrisme que conviction politique ou morale. La conscience n’étant jamais que l’aboutissement d’un gros bricolage de facultés animales, le juge Kim-Bernay réagit à mon hérissement de chat par une frayeur et une prudence instinctives soit une certaine considération qui ne se gagne, hélas trop souvent chez l’humain, que par ces moyens rustiques. Il m’emmena discrètement dans son bureau dont il ouvrit la grande fenêtre pour s’y accouder en m’indiquant par un geste de le rejoindre. Ainsi nous devisâmes à demi-mots penchés sur la cour du Palais de Justice (il avait trouvé cette méthode plus pratique pour contrer les écoutes que le système des billets, lent et polluant).
Il me remercia pour les confidences de Beauvillain qui constituaient un tournant dans l’enquête et un danger encore plus menaçant pour ceux qui s’y intéressaient. Je lui répliquai que j’avais croisé Luigi marchant sur la Croisette, que Luigi m’avait emmené dans la maison du commandant de police assassiné et que j’avais la conviction qu’il était au cœur de toute l’affaire. Il fit un moment le circonspect puis m’envoya chez Grau après avoir vérifié par téléphone qu’il venait d’arriver.
Penchés tous deux à la grande fenêtre donnant sur la Seine, où plus grand-chose ne bougeait à part les vedettes de la police fluviale, je lui expliquai à nouveau mon histoire. Grau connaissait l’influence de Luigi sur ses anciens collègues, il se doutait qu’il y avait quelque chose de louche avec lui, mais pas à ce point. Il m’envoya dans le bocal en attendant midi où il passerait me prendre pour déjeuner avec Kim-Bernay.
Je retrouvai une fois encore mon siège moulé en plastique orange, regardant passer chaque inspecteur avec la même question lancinante : pour qui travaillait-il ?
Grau me retrouva encore vivant aux alentours de 12h15 et nous allâmes déjeuner dans un bistroquet ouvert du côté de la place de la Madeleine, Kim-Bernay nous y attendait déjà assis sur une banquette au fond de la salle. Il commença sans exorde futile par me raconter l’escroquerie immobilière telle qu’elle avait été conçue et popularisée par Kleber Beauvillain et comment il avait pu la comprendre au travers de son journal et par l’étude de quelques documents juridiques et financiers :
– cela part toujours d’une mairie qui a acquis des terrains ou des biens immobiliers à des prix relativement bas par les mécanismes de préemption, d’expropriation ou de changement de règles d’urbanisme… La mairie revend alors ce terrain ou ce bien au même prix à un acheteur privé contre la garantie de l’affecter au logement des catégories populaires, bénéficiant ainsi de subventions de l’Etat… J’ai découvert que ces règles d’attribution ont été établies par Beauvillain lui-même… Vous suivez ?
Je hochai la tête. On me servit le plat du jour.
– Les logements acquis par le promoteur sont alors mis en vente avec une plus-value réglementée auprès de ménages souvent jeunes et toujours modestes dont c’est la première acquisition. Le promoteur, un propriétaire individuel ou une filiale de la General Banking Consolidated, propose alors aux candidats à l’achat une offre complète incluant tous les frais, tous les actes juridiques, les demandes d’aide et le crédit. Bien sûr, c’est un marché de dupe. D’abord, seuls les clients acceptant l’offre peuvent acheter, les autres étant systématiquement déboutés. Ensuite, les acquéreurs doivent contracter un emprunt à taux variable auprès de la filiale crédit de la GBC, extrêmement modique les deux premières années puis ne cessant d’augmenter les années suivantes jusqu’à devenir insupportable pour la plupart d’entre eux après cinq ans. Enfin, les aides d’état sont directement encaissées par le promoteur grâce à la GBC au travers d’un subtil jeu d’écritures comptables que nous essayons actuellement de comprendre dans le détail…
– Comment les acheteurs pouvaient-ils signer un truc pareil ? Ils ne lisaient pas les contrats ?
– Exactement, les documents sont épouvantablement complexes et rappelez-vous qu’il s’agissait de ménages modestes. Dès que les emprunteurs se retrouvaient en défaut de paiement, la banque récupérait leurs biens immobiliers hypothéqués qu’elle revendait de nouveau aux mairies avec une plus-value. En résumé : le promoteur touchait l’intégralité des aides de l’état et une petite plus-value, la banque encaissait les taux d’intérêt et un joli bénéfice sur la revente du bien, la mairie remplissait ses quotas de logements sociaux annuels en recyclant sans cesse les mêmes biens ce qui lui permettait de ne pas étendre ses zones d’habitation populaire tout en faisant bénéficier quelques proches d’une bonne carambouille.
Il but une gorgée avant de reprendre.
– Tout cela a parfaitement fonctionné dans un marché haussier, mais, dès que les prix de l’immobilier ont commencé à baisser, la banque s’est retrouvée en difficultés, enregistrant des moins-values potentielles sur des biens qu’elle a préféré ne pas revendre pour éviter d’opérer des dépréciations massives pesant sur son bilan. Destouches est intervenu à ce niveau, selon moi.
Je n’avais pas encore goûté à mon porc aux lentilles (plat unique pour raison de crise) tant j’étais captivé par le récit du juge. Je comprenais maintenant les appartements vides des pyramides, les actes de vente, le nombre de logements acquis par les uns ou par les autres.
Kim-Bernay n’arrivait cependant pas à comprendre précisément comment tout cela avait pu passer inaperçu pendant aussi longtemps, à moins d’une omerta massive, des petits propriétaires escroqués dans l’attente d’une HLM aux agents de mairie craignant pour leur avenir (je repensai alors à ma visite à Maurjene-sur-seine). Quant à l’Etat, c’était Beauvillain en personne qui avait écrit la réglementation de contrôle de l’attribution des subventions, il avait donc pu prévoir une faille quasi-invisible dès la conception.
Quand ce fut mon tour, je fus bien embarrassé pour expliquer en quoi Luigi Thorwald-Brocovic, ancien flic et escroc de la caisse des handicapés, était au centre de cette histoire ayant vu mourir beaucoup d’acteurs principaux de cette gigantesque arnaque alors qu’aucune des sociétés immobilières concernées ne le citait directement ou indirectement comme actionnaire. Kim-Bernay était sceptique. Grau pensif. On prit un armagnac.
 

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