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Billet de blog 6 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre XII)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur découvre les plasirs et les peines de la garde à vue et arrive à envisager une sorte de vide infini.

XII

Je me changeai. On sortit discrètement pour éviter d’attirer l’attention des journalistes qui commençaient à envahir la rue. On ne parla pas dans la voiture ; j’étais à l’arrière, son acolyte conduisait, JR à la place du mort. Arrivés dans la cour du Quai des Orfèvres, il me précisa que j’allais être interrogé en tant que témoin et non suspect par le commissaire divisionnaire en personne, « pour l’instant tu es témoin, alors fais gaffe à ce que tu dis », crut-il bon de me préciser en aparté.

Nous montâmes assez haut dans les étages jusqu’à une salle d’attente vitrée où je m’assis sur un siège en plastique fixé à un banc de 6 places. Un planton vint me chercher.

Après de rapides formalités administratives, j’entrai dans le bureau du commissaire Grau par une double porte capitonnée. Sa silhouette massive était tournée vers la fenêtre ; il devait regarder les eaux gris-vert de la seine moutonner légèrement sous la brise ; regarder passer des bateaux-mouches dont les toits panoramiques étincelaient au soleil. C’était une magnifique journée de septembre.

Il me dit de m’asseoir sans un signe. Nous restâmes de longues secondes dans la pièce silencieuse. Le bureau était vaste avec une décoration vieillotte, tissus vert au mur, meubles empire en acajou, moquette vieil-or complètement usée. Il n’y avait pas d’ordinateur, juste un téléphone gris avec un cadran rond et une rangée de boutons pour les différentes lignes. « Welcome in the 70’s », pensai-je non sans sympathie.

Il se retourna vers moi et je vis son visage fermé gras et lisse, les yeux un peu globuleux, la tête légèrement enfoncée dans ses larges épaules tombantes. J’aurais parié qu’il était en train de supporter une pression énorme sans rien extérioriser, juste en regardant passer des bateaux.

–Aldebert Destouches a été assassiné ce matin après avoir été lapidé avec des balles de golf projetées extrêmement violemment et à bout portant sur son visage et sur son crâne. C’est ce que j’ai fait annoncer il y a 10 minutes aux médias. Vous imaginez le scandale que c’est en train de provoquer ? Destouches, de Destouches & Tombstone, lapidé dans un appartement de banlieue avec des balles de golf.

Il y eut un silence assez long. Le téléphone sonna. Il décrocha, fit une succession de « oui » neutres puis raccrocha.

–C’est insensé ! J’espère que vous avez une explication concise, claire et crédible à votre présence sur les lieux du crime ce matin. Vous ne sortirez pas d’ici sinon.

Je tentai une première version dans laquelle j’étais venu accompagner Luigi, sur les conseils d’un quidam, pour quelques heures, et, entendant des bruits suspects à l’étage, j’étais monté voir. C’est alors que j’avais découvert le cadavre, et, pris de panique j’étais sorti en courant et avais fui vers un arrêt de bus éloigné pour rentrer chez moi.

–C’est tout ce que vous avez à dire ?

A ma réponse affirmative, il appuya sur un bouton de son interphone et dit :

–Veuillez procéder à la garde à vue du témoin.

On me descendit à la cave, on me fouilla, on me retira ma ceinture et mes lacets et on me laissa seul dans une minuscule cellule grillagée de 2 mètres sur 3 équipée d’un banc en béton. Je me mis à la recherche de solutions pour me sortir de là en échafaudant des stratégies : si je balançais tout, je sais que JR nierait en bloc pour ne pas finir à Torchy-morne-plaine et, comme il n’y avait pas de témoin… En outre, Les informations données sur le meurtre de Prouff étaient peut-être complètement fausses et, en tentant d’enfoncer un de leur collègue pour m’en sortir, je ne ferai qu’exciter leur aversion à mon encontre et aggraver encore mon cas.

Seul le témoignage de Luigi pouvait me crédibiliser. Mais Luigi était un ami de JR, cette piste devait donner peu d’espoir.

Au fond, je ne m’étais enfui qu’avec la conviction qu’on ne me retrouverait jamais. Comment les policiers avaient-ils fait pour me localiser aussi vite ? Certes, JR savait que c’était moi grâce à Luigi, mais JR ne connaissait pas mon adresse, il ne connaissait que mon prénom… Et si je m’étais fait piéger ? Luigi n’avait-il pas dit « j’ai tout de suite su que c’était vous ». Que voulait-il dire par là ?

Un froid glacial m’envahit intégralement à cet instant. L’illusion de sécurité qui berçait ma conscience et peuplait mon monde de formes familières venait de disparaître soudainement : j’eus la sensation de marcher sur une crête étroite jaillissant d’un précipice insondable.

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