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Billet de blog 6 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre XIII)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur découvre le goût sauvage de la garde à vue et semble pouvoir s'en sortir par une habile pirouette.

XIII

Je n’ai pas rêvé car je n’ai pas dormi. Après avoir diné d’un vague sandwich tout mou à la tranche de jambon verdâtre, je reçus, pour passer la nuit, une couverture sentant le putois parfumé à la chiasse de bouc et un oreiller ressemblant à un ballon de rugby géant qui aurait fait plusieurs Angleterre-France sur terrain vaseux. Toutes les 20 secondes, un bruit : verrou, porte, cri, sirène, voix, pas… La nuit durant, je retournais indéfiniment les mêmes options en tous sens sans arriver jamais à me fixer.

A peine le soleil se levait-il, qu’on me servait un café tiède avec une autre tranche de pain mouillé. On me remonta ensuite dans l’aquarium pour une nouvelle journée d’interrogatoires. Je devais commencer à ressembler à un gardé à vue, l’air pas propre, le regard mauvais, le visage défait.

Vers 8h, je vis passer dans le couloir les agents économiques X22, à savoir Sam et Pierrette -ce qui ne manqua pas de me surprendre. Sam avait toujours cet air un peu arrogant de Stakhanov de l’entrepreneuriat individuel capitaliste et mon cerveau, fatigué de tourner en rond sur mon propre cas, se demanda comment une société développée avait pu promouvoir l’image de tels minables sans ambition : car chercher à se gaver le plus possible de gâteau ressemblait plus à un défaut de sale gamin mal élevé qu’à une vision spirituelle ou sociale supérieure, quoique certaines sectes protestantes aient prétendu le contraire non sans succès (je crois que Sam et Pierrette étaient agnostiques, dans la mesure où ça ne coûtait rien, pas plus que leurs impôts en tout cas qu’ils se vantaient de ne pas payer).

On m’appela pour l’interrogatoire. Cette fois, j’étais face aux inspecteurs qui m’avaient interpellé la veille, dont JR, dans leur minuscule bureau en sous-pente au dernier étage. Ils m’indiquèrent préalablement que le parquet avait autorisé une perquisition à mon domicile lors de laquelle ils avaient récupéré la salopette, les chaussures et le casque pour examens par le laboratoire. Les résultats seraient connus le soir ou le lendemain, en tout cas avant le terme de ma garde à vue. A la question réitérée des motifs de ma présence au 6 boulevard Lénine, la veille au matin, j’improvisai une réponse plus précise :

–C’est toi, Jean-René qui m’as indiqué l’adresse.

JR blêmit. L’autre inspecteur le regarda interloqué. Je repris :

–Mais oui, c’était pendant la fête à…, comment s’appelle-t-il déjà, en surjouant la perte de mémoire, à euuuuuuh, ah, Arnolphe… comment, souviens-toi… oui, Joutro. Arnolphe Joutro.

JR me regarda l’air un peu consterné et profondément anxieux, il n’avait pas vraiment compris où je voulais en venir, mais je sentais qu’il y avait une possibilité.

–Mais si, la petite fête au « Prince d’Aboukir, il y avait le père Touletemps, et à un moment ça balançait dur, quand ils ont branché la sono… Et c’est là que tu m’as parlé de Luigi…

L’autre inspecteur regarda JR avec une curiosité renouvelée. Il lui demanda si ce que je disais état vrai, si c’était possible qu’il parle de Luigi à des inconnus dans des soirées organisées dans des arrière-salles de bistrot. JR sentait le danger. Il entrevoyait la possibilité de finir sa carrière au commissariat de Morne-plaine sur Gâchis et il commença à jouer de son côté.

–Aaaaaaaaaaaaaaaaah, oui, je me rappelle, j’avais un peu bu ce soir-là, j’aurais gagné à un peu de sobriété…

L’autre inspecteur lui demanda s’il se rappelait spécifiquement de moi et de lui avoir parlé de Luigi. JR répondit :

–Oui, c’est pas impossible, ça me dit quelque chose mais si tu ne m’en avais pas parlé je ne m’en serais pas rappelé…

L’autre inspecteur était profondément déstabilisé. Il avait du mal à croire son collègue, alors qu’il ne me croyait pas, moi, avec une étonnante facilité. Il lui fit confirmer plusieurs fois qu’il était sûr de m’avoir parlé à cette soirée, « d’ailleurs quand était-ce ? » demanda-t-il. « Le 12 septembre » répondis-je instantanément. Quand l’autre inspecteur proposa de faire des vérifications, JR prit un ton cassant et définitif : « Tu veux vérifier les affirmations d’un collègue, tu te prends pour un bœuf-carotte ? », ce qui à cet étage et dans ce bâtiment sonnait comme une insulte.

On prit donc ma déposition telle quelle, corroborée par un officier de police assermenté : il était donc clair que je voyais le bout du tunnel. Je passai ensuite devant un spécialiste des portrait-robots que j’interloquai par ma seule description de la chevelure de l’« éduquateur social » tirant sur le roux, mi-longue, ondulée et grasse.

On me ramena dans le bocal où je tentais de m’assoupir un peu en attendant les résultats d’analyse du labo. Je vis repasser Sam et Pierrette qui cette fois m’aperçurent et me firent un signe dans lequel je ne sus distinguer la part de compassion de celle du dédain pour un réprouvé de l’idéologie libérale doublé d’un monstre aux méthodes barbares inspirées des islamistes radicaux, ces assassins primitifs qui ont tué tant de libres entrepreneurs.

Après de longues heures d’ennui à regarder passer les prévenus et les plantons dans un demi-sommeil, en changeant de position toutes les 5 minutes sur mon siège en plastique, on finit par venir me chercher pour me remettre au frigo. J’en conçus une certaine satisfaction, c’est dire s’il faut peu de temps pour n’être presque rien.

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