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Billet de blog 6 février 2012

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Les paons de Tocardville (3) (Chapitre XII)

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Où le narrateur vérifie que la formule "in Armagnac veritas" fonctionne aussi.

XII


Au cinquième armagnac, nous étions vraiment détendus, et on reparla du cercle Notre-Dame. Je dus le comparer à une banque d’hallucinés quand le juge me prit au mot et m’affirma que le lien avec Thorwald-Brocovic, s’il existait, ne pouvait être que là. Le cercle pouvait servir à la fois à sortir du liquide mais aussi à en entrer, par exemple l’argent noir des trafics et de la prostitution, ce qui s’était souvent vu dans ce type d’activité. L’argent sale se lavait alors dans les bénéfices du casino et pouvait être réutilisé dans des opérations légales.
Grau objecta que la législation sur les cercles de jeu ne pouvait pas donner les mêmes résultats que dans un casino : seuls les jeux entre adhérents étaient possibles, excluant toute « banque » et les bénéfices du cercle étaient limités aux cotisations et à un maigre prélèvement sur les gains. Je racontai alors en détail ma partie de poker, comment le caissier m’avait interrogé bizarrement avant de me donner des jetons, à quel point les autres joueurs de la table faisaient n’importe quoi et l’impression générale de carton-pâte et de comédie loufoque qui s’en était dégagé.
Il fallait plutôt partir sur un système de collecte à « ciel ouvert » proposa Kim-Bernay. Le cercle servait juste de point central où l’argent du trafic affluait avant d’être nettoyé dans des paradis fiscaux, « pourquoi pas chez La Moissonière » pensa-t-il tout haut. Il permettait aussi de distribuer de grosses sommes en liquide en dehors de tout contrôle en évitant aux bénéficiaires de devoir aller chercher l’argent à l’étranger et de se balader avec des mallettes bourrées de fric.
« Pourquoi pas » pensai-je en trinquant.
–Mais ne faut-il pas être absolument sûr de ses appuis ? dis-je dans un dernier élan de lucidité avant que l’armagnac ne m’ait définitivement éteint.
Kim-Bernay égrena la longue liste des bénéficiaires bien placés de l’arnaque immobilière telle qu’il avait pu l’établir à partir des documents disponibles, ce qui acheva de m’endormir. Je crus l’entendre dire avant de sombrer : « Si ce ne sont pas des appuis sûrs, je ne suis pas non plus un juge intègre ».
Je me réveillai la tête maintenue par Grau sous un jet d’eau froide. Kim-Bernay était en train de pisser dans un urinoir et semblait ne s’être jamais arrêté de parler depuis ma brusque perte de conscience.
– Il faut se mettre à la place des escrocs, disait-il. Ils doivent crever de trouille avec un Thorwald-Brocovic qui les tient par les roupettes. Je ne sais pas ce qu’ils ont manigancé dans le détail, mais là n’est plus la question. S’ils veulent arrêter le malade sanguinaire, il va falloir qu’ils y mettent du leur…
Je relevai la tête, une douleur intense battant mes tempes à un rythme soutenu. Il continua :
–A part JR, qui pensez-vous être corrompus dans vos équipes ?
–J’ai des soupçons, mais je crains que le mal ne soit profond. Par prudence, si on veut avancer il faudra surtout faire sans eux répliqua Grau.
Kim-Bernay s’enquit par pure forme de mon état. Puis il m’expliqua sans aucun tact que, si l’on ne pouvait pas faire avec la police, il faudrait donc faire avec moi. Mon cœur se mit à battre plus fort encore, j’eus l’impression qu’il venait de me mettre la tête dans un étau. Chaque phrase du juge allait désormais correspondre à un nouveau tour de vis m’écrasant un peu plus fort les tempes et produisant à chaque fois une douleur presqu’insoutenable. Il bâtissait ainsi son plan à mesure qu’il parlait sans se rendre compte du désarroi épouvantable dans lequel il me jetait.
–Il faudra que vous alliez voir Guelfi, je pense qu’il est la meilleure cible pour commencer… Vous savez, c’est un donneur de leçon de morale, probablement un imbécile aussi, et il sera très touché d’apprendre tout ce qu’on sait sur lui… Il s’était spécialisé dans les DOM-TOM, j’ignore pourquoi… Enfin, avant de sauver la France et les français, il aura intérêt à sauver son cul tout sale en prêchant la bonne parole auprès de ses amis dans la mouise… Sinon boum, asséna en cinq tours de vis d’affilé Kim-Bernay.
De grosses tâches noires m’obscurcissaient maintenant la vue.
–Que voulez-vous dire ? Vous voulez passer l’éponge pour tous les salopards qui ont trempé dans l’arnaque contre leur participation à l’arrestation de Thorwald-Brocovic ? demanda Grau.
–« Too big to fail », l’affaire est trop grosse pour qu’on punisse tout le monde. Ce n’est quand même pas moi qui gouvernerai le pays, hein ?

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