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Billet de blog 8 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (chapitre XV)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur, le soir venu, philosophaille en guise de ripaille.

XV

On me fit sortir par une porte discrète, quai de l’horloge, afin d’éviter l’attroupement de journalistes stationné devant la PJ, plus dense qu’à l’habitude. On me conseilla aussi fortement de ne pas rentrer chez moi tout de suite, à moins d’affronter la meute de reporters sur le pas de ma porte, mais d’attendre un peu que les medias me fassent passer du statut de « golfeur sadique » ou d’« agent EDF de la mort lente » à rien, nada, « vous étiez qui au juste ? ».

Je traversai le pont au change et m’arrêtai devant les présentoirs à journaux de la place du Chatelet. L’assassinat d’Aldebert Destouches faisait encore les gros titres et je pouvais lire mon nom sur des articles en première page me désignant comme le coupable présumé, accusation étayée par des témoignages grotesques sur mes habitudes vestimentaires déviantes, ma haine du golf, mon mépris de la comptabilité générale, mon ressentiment envers EDF qui m’aurait maintes fois coupé le courant (ça, c’était vrai), mon dégoût des riches, mes sources de revenus mystérieuses probablement liées au trafic de drogue, le trafic de drogue probablement lié à des réseaux islamistes, ou mafieux, ou après tout n’étais-je qu’un agent hostile de l’étranger. Certains publiaient même une photo, totalement fausse, qui avait dû être pêchée sur un réseau social où un malheureux homonyme s’exposait benoitement. Il va sans dire que cette brutale et involontaire notoriété allait en mettre un coup à son image qu’il se ferait certainement un devoir de corriger en signant un livre cinglant sur l’enfer médiatique.

Par-contre rien sur Luigi. Rien sur Sam et Pierrette qui n’avaient pas dû flairer le bon coup pour booster leur business. Rien non plus sur Clébard ou Cousine.

Le kiosquier finit par me regarder bizarrement et je ne m’attardai pas plus longtemps dans la contemplation de ce déluge de fadaises qui s’arrêterait aussi instantanément qu’il avait commencé.

En attendant, j’étais SDF. Il me restait en poche à peine de quoi acheter quelques tickets gagnants qui pourraient me payer un vrai repas et une chambre d’hôtel où me laver et dormir, à moins de fendre la masse de journalistes et de photographes entassée devant chez moi et accéder ainsi en même temps à la célébrité nationale et au lynchage journalistique.

Je me mis en marche à la recherche de stimuli extrasensoriels, bien que le sévère régime de ces derniers jours ait profondément altéré mes facultés dans ce domaine. Je dus parcourir plusieurs kilomètres en boucle dans un grand flottement intérieur et en totale déconnexion avec le réel, cherchant à capter une intuition salvatrice qui jamais ne vint quand je me rendis compte que le soir tombait déjà sur Notre-Dame. J’étais sur le quai en face, au cœur de la ville monumentale, et je fus saisi par une calme impression de grandeur et de beauté loin de l’engloutissement prosaïque de la vie quotidienne et de l’incessant mouvement brownien de la nouveauté. Là, je ne pouvais pas confondre la liberté et l’opportunisme, la citoyenneté et l’intérêt économique, la culture de mon pays et le commerce international.

Il faisait nuit maintenant. Je me rendis progressivement compte, à mesure que les passants se raréfiaient, du nombre de sans-abris qui devraient dormir à la belle étoile. Il faisait doux, il ne pleuvait pas, je m’allongeai sur un banc en regardant la cathédrale illuminée. Je me demandai curieusement comment l’étiquette « gothique » pouvait s’appliquer identiquement au manoir prétentieux de Clébard, au look d’un chanteur de rock metal comme Marilyn Manson et au sculptural et majestueux monument du XIIème siècle : j’envisageai dans demi sommeil que l’idéologie de la modernité réduisait ainsi depuis 500 ans toutes les œuvres humaines à l’état de modes aux noms sans cesse recyclés dans le même torrent égalitaire et inexorable.

Je ne dormis pas vraiment. Le bruit, les lumières, les passants, la masse des autres sans-abris ne laissaient jamais mon esprit assez en paix, malgré ma profonde fatigue physique. J’avais l’impression d’un immense dortoir gratuit sans porte ni fenêtre où les pensionnaires, s’ils avaient des papiers en règle, étaient encore tolérés pour le moment bien qu’ils fussent assimilés à des parasites économiques abimant le décor d’un « Paris romantique » vanté par les dépliants touristiques, les sites internet, les vidéos promotionnelles et les mauvais films de genre propageant une image cucul et aseptisée de ville du luxe et du plaisir qu’on sillonne en limousine une coupe de champagne à la main.

Comment pouvais-je comprendre que notre république pût approuver un système économique et social produisant toute cette quantité de misère sans constater que nombre de mes propres concitoyens s’étaient en chœur oubliés dans les mêmes effroyables fantasmes de prospectus.

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