Où l'économie rejoint la fiction pour produire un rêve hallucinant.
XVI
J’étais dans un caveau dont toutes les issues semblaient être condamnées, ne laissant au plafond qu’un minuscule rai de lumière qui me permettait à peine de distinguer, au centre de la pièce, une sorte de pierre tombale sans inscriptions. Une rumeur puis des bruits de choc se firent entendre à la surface. La minuscule fente commença à s’élargir dans un nuage de poussière, des blocs de pierre tombèrent et je vis apparaître le visage rustaud d’un moujik qui me parla en russe. Il me tendit la main et me propulsa sur l’esplanade de la pyramide du Bonheur de Prouff et La Moissoinière (dont les prix avaient encore augmenté), inondée par une foule de prolétaires. Le moujik me posa sur le crâne un casque de chantier orange et la clameur s’éleva : « ура ! ура ! ура ! ». Je compris alors que j’étais devenu leur chef.
Les prolétaires s’insurgeaient de ne pouvoir payer l’entrée de la Pyramide du Bonheur, même s’ils avaient le droit d’en faire le tour et de regarder par les baies vitrées du rez-de-chaussée la troupe de Kenny Riviera recevoir les gentils membres dans de vastes piscines à bulles parsemées de bars à champagne et à vodka, de buffets débordant de caviar, de saumon et de petits fours et sur lesquelles flottaient de baroques matelas pneumatiques aux formes suggestives.
Je négociai avec Prouff, dont je voyais simultanément le dos et le visage, le droit pour chaque travailleur d’avoir sa propre maison de style et il nous indiqua un vaste champ de coquelicots prévu à cet effet. Au fond du terrain, une pyramide à degrés avait été bricolée, complètement bancale, mélangeant étages en pierre, en poutres métalliques et en bois. Un grand panneau indiquait : « Chez Ponzi. Tout pour construire votre maison ». Le nommé Ponzi, petite frappe sympathique avec sa coiffure en banane et un perfecto moulant une envergure de colibri, attendait devant son bric-à-brac assis sur sa Harley.
Le principe était simple : chez Ponzi on trouvait tout ce qu’il fallait pour construire sa maison, des plans aux matériaux, il suffisait de signer un contrat.
Les moujiks signèrent en masse et on vit fleurir sur l’avenue Prouff et La Moissoinière des villas néo-classiques, néo-gothiques, normandes, art nouveau, art déco, Bauhaus, modern style, basques, contemporaines, savoyardes… dans une anarchie qui faisait peine à voir, mais comment refroidir l’enthousiasme de ces braves prolétaires qui accédaient enfin à un embourgeoisement tant espéré.
Lorsque qu’un bâtisseur se trouvait à cours, il retournait voir Ponzi qui lui faisait monter un étage de sa pyramide pour y signer un nouveau contrat indexé sur le précédent. Certains hyperactifs arrivèrent très vite au sommet de l’édifice instable sans avoir terminé leur maison et je vis de plus en plus de solides moujiks s’y agglutiner jusqu’à faire ployer dangereusement l’ensemble. On entendit pétarader le 4 temps de la Harley quelques secondes avant que, dans un craquement infernal, la pyramide de Ponzi ne s’effondrât entrainant avec elle des centaines de malheureux travailleurs.
Je me mis alors à courir sans fin le long de l’avenue, pourchassé par quelques survivants en colère, sentant mes jambes s’alourdir progressivement et l’impression de ne plus avancer gagner en réalité jusqu’à tomber à terre. Alors je me retournai et vis l’« éduquateur social » au visage flouté brandir un flash-ball, le charger avec des balles de golf et me viser à la tête. Je criais « Noooooooooooooooon » quand ma propre voix me réveilla.
Il faisait déjà nuit. J’allumai la télévision sur une chaine d’information continue. Selon le présentateur, des fuites sur l’affaire Prouff permettaient d’affirmer qu’il avait été assassiné et même préalablement torturé et scarifié. On sentait la panique gagner les milieux financiers au ton angoissé des récriminations de certains de leurs membres éminents et la pression augmenter encore sur les épaules larges et tombantes du cher commissaire Grau.
Je mis un pyjama, mangeai une poire et me couchai.