Où le narrateur apprend le cOOl deux zéros.
XIII
Grau m’accompagna jusqu’au seuil d’un hôtel morne, perdu au fond du Xème arrondissement pour y cuver mon trop-plein d’armagnac sur un lit au matelas en mousse tout crevassé.
Je me levai le soir tombé et descendis prendre l’air. Le réceptionniste me prévint de ne pas oublier le couvre-feu de 22h et de faire attention au boulevard Sébastopol qui était toujours le lieu d’affrontements violents. Je dus contourner la place de la République quadrillée par des engins blindés qui en bloquaient totalement l’accès.
Je ne pouvais m’empêcher de repenser au plan Kim-Bernay avec une profonde inquiétude : je me croyais incapable d’assumer seul l’opération. Cousine, elle, aurait assez de culot et d’inconscience pour y aller, surtout si elle flairait l’artiche, quoiqu’elle fût loin d’être en manque. Si ça se trouvait, elle se pavanait déjà à Miami Beach en petite princesse du kitch à la française entourée d’une cour d’imbéciles anabolisés, ou peut-être commençait-elle déjà à pourrir au fond d’un trou dans une carrière d’argile abandonnée de l’arrière-pays niçois ?
Dans le doute, j’appelai le Ramirez d’une cabine encore debout dans un monceau de débris de verre. J’appelai ensuite le Granny où j’appris qu’elle avait quitté sa chambre la veille en me laissant un message « Retour à Paris. Contacter la boite ». Je pris la direction de l’avenue Victoria par les artères pacifiées qui m’obligèrent à un long détour par les boulevards Jules Ferry et Richard-Lenoir, à la circulation presque nulle – on se serait crus aux Coquelicots – puis l’interminable rue de Rivoli. Vue la rareté des piétons, il était particulièrement aisé de parer à toute filature et c’est avec une relative sérénité que je pris connaissance des instructions qu’elle m’avait laissées. Direction « Le Briscoool, premier palace deux point zéro », sans rire.
Comme il se trouvait dans le quartier de la présidence totalement bouclé par la troupe du ministre Loxydon, Cousine m’avait laissé un sauf-conduit signé du directeur de l’hôtel permettant de traverser les barrages. Je pris par l’avenue Matignon où des costauds en treillis et béret rouge gardaient le croisement de l’avenue Gabriel. Là, Cousine avec son Land-Rover kaki était dans le top de la tendance automne-hiver (l’anticipation était une autre de ses innombrables qualités) : vêtements pratiques et solides, rangers noires et bien cirées et l’incontournable fusil de guerre automatique de la fabrique d’armes et munitions de Saint-Etienne, à moins qu’on lui préférât une touche d’exotisme avec un pistolet-mitrailleur Uzi très chic avec une cape en zibeline.
Le Briscoool avait gardé une façade classique d’immeuble bon teint du VIIIème mais l’intérieur prétendait maintenant au dénuement le plus sophistiqué. Sur les murs, alternaient des surfaces uniformes planes et chaulées enserrant des œuvres vidéo contemporaines avec des pans de blocs de pierre calcaire taillée ; au sol, un grès sable parsemé de fontaines épurées, de bassins et d’un mobilier minimaliste se découpait en dalles régulières presqu’imperceptibles; le tout était éclairé par des grappes de diodes colorées en formes d’algues chevelues accrochées au plafond bleu nuit.
J’attendis Cousine assis sur un tabouret en bidouillant la table à écran tactile qui permettait de consulter la carte du bar et autres menus, d’appeler en vidéo quiconque de par le monde mais aussi un serveur à dix mètres et bien d’autres gadgets que je n’eus pas le temps d’explorer car elle sortait déjà de l’ascenseur revêtue de son kimono en satin Briscoool et en sandalettes – c’était le style deux point zéro, quoi. Elle me raconta sa folle soirée au Ramirez, regrettant de ne pas m’avoir revu, puis effleura sa nuit passée dans une villa du cap d’Antibes chez un nouveau fiancé putatif, crus-je comprendre. Paix à son âme.
Elle m’emmena diner dans sa tenue « curiste en thalasso » dont pas mal de clients semblaient friands. Nous nous assîmes à une table du vegetarian & sushi bar et je lui racontai ma mésaventure avec Thorwald-Brocovic pendant qu’un nombre exceptionnel de célébrités du monde de la politique, des affaires et du spectacle passèrent devant nous dans le même uniforme de satin ridicule (Cousine m’expliqua que tous ceux qui se sentaient obligés de rester étaient venus se réfugier dans ce quartier super-protégé). Je lui proposai le plan Kim-Bernay d’éradication de Luigi-le-pervers et de son acolyte ahuri l’éduquateur social, sachant qu’on ne pouvait rien garantir encore pour le boucher du Vésinet contre lequel nous manquions d’indices. Elle connaissait bien Guelfi, grand ami de Riviera, elle pensait qu’elle pourrait faire quelque chose. Nous levâmes nos verres d’eau de l’Himalaya purifiée pour sceller notre nouvelle collaboration.
Le décorum zen et feutré connut alors un esclandre matérialisé par du verre brisé puis des cris, probablement d’une dispute. Le bruit venait d’un des box bien protégé du restaurant sur lequel nous n’avions aucune visibilité. Monica Lebrun en jaillit hurlant des insultes, apparemment à son mari, en le menaçant de choses assez incompréhensibles pour qui ne partageait pas leur intimité. Elle sortit dans un silence sépulcral, le regard fixe et furieux. Borislav Lebrun apparut à son tour, un peu gêné, en faisant des petits signes à la cantonade auxquels la plupart des clients répondaient par des hochements de tête serviles. Dès qu’il eût passé la porte, tout le monde dégaina son téléphone dans un mouvement aussi parfaitement synchrone qu’un « présentez armes » de la garde républicaine.