Où le narrateur semble reparti pour quelques tours de gloire médiatique
XIX
En la laissant au tout petit matin, je lui avais vivement conseillé de déguerpir et de trouver une planque plus discrète si elle se sentait en danger, sachant qu’elle pouvait m’écrire quand bon lui semblerait et que je rappliquerais deux jours au plus tard après avoir reçu sa lettre, soit trois jours environ après l’avoir postée (le cachet faisant foi).
De très bonne humeur et pleinement rassuré sur mon avenir immédiat, je décidai d’aller régler mon contentieux avec JR en le surprenant au saut du lit et pris donc la direction du complexe de Guizeh avec le 87 puis le 36.
L’esplanade semblait vide, seulement sillonnée de temps à autres par les derniers fêtards amochés qui sortaient du Silky Velvet ou par des voyeurs noctambules sortant des cabines de peep-show ou encore des amateurs de rencontres furtives sortant des coins sombres.
Je fis le tour des portes d’entrée de Kheops en repérant les sonnettes avec le prénom Jean-René. Heureusement, la moitié des appartements étant vide, je trouvai rapidement. Ne voulant pas utiliser l’interphone, j’essayai d’abord les codes habituels soit 4 chiffres consécutifs en ordre croissant ou en ordre décroissant puis les deux guerres mondiales dans l’ordre et dans le désordre. Après m’être excité une dizaine de minutes sur le digicode, je vis une habitante sortir de l’ascenseur et s’avancer vers moi d’un air méfiant. Elle ouvrit quand même la porte pour sortir, tout en me demandant qui j’allai voir. Je répondis « Nastassia », que j’avais repérée sur les étiquettes et que j’avais subodorée être une travailleuse à domicile. « 3ème gauche », répondit-elle avec lassitude, « mais si elle répond pas c’est qu’elle est en train, vous feriez mieux d’attendre dehors ».
Je montai au 10ème droite, appartement 1024. Je sonnai plusieurs fois puis frappai sans succès. Je tournai la poignée et ouvris la porte. Il faisait un noir d’encre. J’appelai : « JR, c’est moi », toujours sans réponse. Je tâtonnai pour trouver un interrupteur qui alluma un petit couloir étroit aux portes closes. J’avançai vers la pièce du fond en répétant toujours la même chose. Je frappai encore puis ouvris. Même obscurité dense, même recherche de l’interrupteur. La lumière fut, c’était le séjour. Humblement meublé d’un canapé hors d’usage et d’une vieille télé posés sur une moquette râpée à la couleur indéfinissable. Une cuisine américaine en partie séparée par un muret s’enfonçait dans l’appartement à hauteur de la porte. Une grande mare rouge semblait avoir bavé du carrelage de la cuisine sur un morceau de l’antique moquette. Je m’approchai tout doucement avec une extrême appréhension pour jeter un œil par-dessus le petit mur : JR gisait le crâne fracassé ; un étrange rectangle de carton blanc était collé sur son front.
Cette fois je gardai mon calme. Il était hors de question que quiconque me vit sortir affolé de cet appartement même si l’envie m’en démangeait. Je pris en tremblant le téléphone de JR posé par terre à côté du vieux divan déglingué et appelai le numéro personnel du commissaire Grau figurant sur sa carte de visite. J’entendis à l’autre bout du fil une voix sépulcrale dire « allô, Julius Grau, à l’appareil ». Il était à peine 7h. Je lui expliquai assez confusément la situation.
En attendant l’arrivée de la police, j’évitai de trop bouger pour ne pas laisser de traces pouvant entrainer des conclusions inattendues et désagréables à mon endroit. Malgré tout, après quelques minutes angoissées, je ne pus m’empêcher d’aller voir de plus près le morceau de carton fixé au visage de JR ; je dus m’approcher à quelques centimètres de sa tête pour arriver à lire : « avec les complimens de l’éduquateur social ». Le bristol avait été agrafé sans précaution. C’est à cet instant que j’entendis du bruit dans le couloir et, dans un réflexe de panique, je me relevai maladroitement en faisant tomber un énorme cendrier en faïence Martini posé en équilibre instable qui s’écrasa sur le carrelage et éclaboussa de centaines de petits morceaux le corps inanimé.
Les policiers entrèrent presqu’en même temps accompagnés des pompiers et me surprirent dans une position plus qu’équivoque pouvant laisser croire bien des choses largement erronées. Je fus saisi par deux hommes puis entravé aux mains et aux pieds par des menottes et sorti sans ménagement dans le couloir. Je criai : « C’est moi qui ai appelé le commissaire Grau, je suis innocent ! ».
Des portes d’appartement s’ouvrirent. J’en vis même certains sortir avec leur téléphone et commencer à prendre des photos pendant que les flics m’embarquaient vers l’ascenseur, direction le poste de police. Cette fois, j’avais gagné dix parties gratuites de tourniquet médiatique.