Où chacun paye plus ou moins son dû, quoique.
XV
Il fallait maintenant sortir vivant. On descendit quelques étages par l’escalier de service avant d’arriver à ouvrir une porte donnant sur une réplique du 78ème où la standardiste de permanence eut l’obligeance de nous commander un taxi.
–Troisième sous-sol dans dix minutes dit-elle avec un sourire neutre.
Bye-bye le Land-Rover juste bon pour le tir aux pigeons, place à l’anonymat d’une berline de la G7.
On attendit un peu avant d’appeler l’ascenseur sous le regard distrait de la fille qui lisait en douce un bouquin planqué dans son tiroir. Pour éviter toute mauvaise rencontre aux conséquences fatales, on ne prit que le premier ascenseur vide, ce qui nous fit passer deux fois notre tour. Enfin, je pus appuyer sur le bouton « -3 » et nous vécûmes quelques dizaines de secondes de stress intense redoutant l’arrêt terminus à la station Luigi-le-tueur, tout le monde est descendu. Mais non. Au troisième sous-sol, un taxi nous attendait et démarra sans encombre à mon plus grand soulagement.
La grande affaire du jour concernait le couple Lebrun, divorcera, divorcera pas ? La radio du taxi bouclait sur la nouvelle toutes les cinq minutes reléguant les émeutes étudiantes et les banlieues en feu au rayon des informations en voie d’obsolescence. Monica allait-elle quitter son mari dans la tourmente, et pourquoi ? Et de retracer la vie du couple, d’interroger de nouvelles brochettes d’experts en sexologie présidentielle, en conjugalité élyséenne, en érotisme des grands fauves, bref, un nouveau feuilleton qui changeait des batailles de rue dont l’opinion publique commençait peut-être à se lasser.
Retour au Briscoool, où j’eus l’explication du retour précipité de Cousine à Paris. Elle n’avait pas renoncé aux banques parisiennes et s’était dégoté un rendez-vous à deux pas de là, où elle avait bon espoir d’augmenter encore son magot. A peine le temps d’avaler un sandwich au pain de soja et nous nous présentâmes devant la porte close de La Moissonière Private Bank of Paris, avenue Gabriel.
–Ne vous retournez surtout pas et écoutez-moi, entendit-on alors juste derrière nous.
C’était la voix de Kleber Beauvillain, il devait être assis sur le banc faisant face à la porte cochère de la banque.
–Retrouvez-moi d’ici une heure au Vanity Fair. Pour éviter d’être suivi, passez par le 21, rue jean-Mermoz, il communique avec la rue du Colysée. Code 6585.
Nous fîmes chou blanc. Le coffre avait dû être vidé par Clébard bien avant nous. Je voyais dans les yeux de Cousine une certaine inquiétude à devoir assumer maintenant sa méprisable trahison car elle hésitait nettement à honorer le rendez-vous. Je dus la convaincre de prendre sur elle, d’avoir le courage de ses actes même s’ils étaient franchement dégueulasses et plutôt délictueux.
–Il a dû t’attendre des jours et des jours depuis qu’il sait que tu as les documents. Tu ne peux pas lui faire ça, ce serait inhumain et cruel etc…
D’un autre côté, ça ne nous aurait pas changés beaucoup depuis le début de cette histoire où toute notre humanité baignait dans un cloaque de cupidité sans frein et lui, Beauvillain, n’avait pas été le dernier à piétiner les plus faibles pour promouvoir son ego inutile et hypertrophié. Mais ma motivation résidait bien entièrement dans le plaisir d’observer le désarroi moral de Cousine en train de payer un peu ses fautes et strictement pas dans la joie de faire ne serait-ce qu’un tout petit peu de bien à cette ordure de première.
Je réussis à la tirer par la manche au Vanity Fair. Il nous attendait à une table de la brasserie dans son costard Hugo Boss fripé et constellé de tâches. Le régime à base de boîtes de raviolis lui avait-il ravagé le teint ? Ou était-ce simplement l’angoisse du lendemain, la solitude et le sentiment d’abandon ?
En tout cas, il était profondément gêné par ma présence: j’étais un témoin de son humiliation, de la trahison de sa fiancée, de sa déchéance sociale et ces considérations auraient dû me conduire à ne pas agir avec la totale légèreté pour laquelle j’optai cependant. Je commandai un milk-shake à la fraise que je sirotai bruyamment avec une grosse paille multicolore tandis qu’il essayait de trouver des mots pour sauver son amour d’un naufrage évidemment inéluctable.
J’observai Cousine qui, pour la première fois, me sembla ne pas maîtriser la situation et ne le regardai pas dans les yeux, me jetant des coups d’œil furtifs et suppliants pour qu’on en termine au plus vite. Et Beauvillain, lui, flottait dans son puissant rêve, dans une réalité entièrement reconstruite et factice dans laquelle il avait encore toutes les chances de reconquérir son cœur, peut-être même l’aimait-elle encore et n’osait-elle pas lui avouer à cause de moi et de mes sluuuuuuuuurps indécents…
Pour un bigot de la matière, la dégringolade était sévère : il ne possédait plus rien et il ne coucherait plus jamais avec la femme de sa vie. Difficile dans ces conditions de se regarder dans la glace, difficile de se croire quelque chose, difficile de garder un sens à sa vie, exclu des chiens de garde et exclu du troupeau. Il ne lui restait en somme que l’essentiel de son humanité, la liberté et l’esprit, qu’il peinait à exhaler en mots d’amour maladroits.
A ma dernière succion de milk-shake particulièrement longue et bruyante, elle coupa court avec une vague promesse de retrouvailles la semaine suivante et cet espoir-là suffirait sans doute à le nourrir pendant sept jours (j’étais persuadé qu’elle ne reviendrait que dûment escortée par un bataillon d’inspecteurs de police).