Où le narrateur finaude en se fourrant le doigt dans l'oeil.
I
J’attendais depuis des heures, une nouvelle fois en garde à vue, dans un minuscule bureau sans fenêtre du commissariat de quartier des Pyramides quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer Julius Grau. Je tentai de le saluer par un vague signe de tête en marmonnant un début de formule passe-partout, sans insister cependant, tant il semblait sur le point de ne plus pouvoir contenir dans son apparence ronde et flasque la fureur qui l’envahissait.
Il alla droit au but :
–Racontez-moi maintenant précisément la nature de vos relations avec l’inspecteur Gonzabal.
Je ne me fis pas prier, sentant la situation n’être pas à mon avantage : j’avais rencontré JR dans un bar-loto du quartier des Pyramides, il y a deux ans environ ; on se croisait souvent comme tous les joueurs habitués ; on parlait de tout et de rien ; je l’avais perdu de vue en écumant d’autres quartiers pour mon activité de joueur de loterie professionnel ; je l’ai revu il y a peu de temps pour le faire parler de l’assassinat de Prouff en échange de quelques tickets gagnant et il m’a indiqué le 6 boulevard Lénine comme étant l’adresse du vigile ayant laissé entrer le meurtrier dans le building de la banque ; j’y suis allé ; le reste il le savait.
–J’ai voulu le voir ce matin pour récupérer mes 500 € dis-je pour conclure.
–Apparemment, vous avez récupéré bien plus que 500 € me rétorqua-t-il.
–Ce n’est pas l’argent de JR, ce sont mes économies.
J’aurais aussi pu parler d’un triste et beau chirurgien veuf plein aux as tombant éperdument amoureux d’une douce infirmière blonde, orpheline et pauvre dans une intervention de café-philo à Saint-Germain-des-Prés, l’effet n’aurait pas été plus désastreux : comment ne me suis-je pas douté que cette réponse figurait page 4 de l’opuscule « Le dealer et la garde à vue » (collection « Qu’est-ce t’en sait ? », n° 75, octobre 1964).
Grau me regarda d’un air morne, ses gros yeux globuleux me fixant obstinément comme s’ils avaient été dotés d’aimants surpuissants permettant d’extraire à distance la vérité vraie même des cervelles les plus chafouines.
Il fallait redresser la barre. Si je lâchais Cousine, je pouvais la faire mettre en garde à vue et l’obliger à faire aveux peut-être compromettant pour elle. Il était maintenant trop tard pour dénoncer Clébard qui était passé et peut-être encore détenu au Quai des Orfèvres (mais d’ailleurs était-ce vraiment lui ?). Je répondis alors :
–J’avoue Commissaire, j’ai gagné cet argent au jeu cette nuit.
–Où ça ? me lança-t-il.
–Au cercle Notre-Dame, quai d’Orléans.
C’était parti tout seul, et je trouvai que ça faisait super-crédible.
–Bon, on verra. Dites-moi pourquoi vous vouliez interroger le vigile ?.
J’expliquai alors que j’envisageai une complicité du vigile avec le meurtrier de Prouff, une simple intuition que j’aurais aimé vérifier. Apparemment, mes intuitions ne semblaient pas vraiment le captiver au premier chef, il voulait surtout savoir pourquoi et pour qui je menais une enquête privée sur ce meurtre. Je dus alors avouer agir en service commandé par mon ineffable cousine qui s’inquiétait de la situation de Beauvillain, son fiancé et meilleur ami de la victime.
Silence. Grau pianotait sur le vieux bureau en métal gris foncé, basculant son fauteuil en skaï alternativement d’avant en arrière comme s’il cherchait à pomper quelque chose de précieux dans l’atmosphère poussiéreuse et moisie de ce cagibi de commissariat de banlieue des années 60. Il me demanda si j’avais eu des nouvelles de Cousine ou de Beauvillain.
« Aucune ! », répondis-je avec la spontanéité et la fraicheur d’un député candidat à sa dixième réélection. Je ne sus s’il me crut car il me regarda longuement avec une expression totalement hermétique à toute interprétation. Je tentai une question sur l’avancement de l’enquête qu’il sembla même ne pas entendre, tant il avait l’air perdu dans ses pensées. Peut-être imaginait-il la seine et ses bateaux glissant lentement sous les ponts de Paris dans un pout-pout tranquille, grave et régulier.
A cet instant, un agent entrebâilla la porte et fit un signe à Grau qui le suivit.
Il revint après cinq minutes à peine en ouvrant brutalement la porte et hurla presque qu’il m’emmenait quai d’Orléans. Je lui rétorquai que le cercle serait encore fermé à cette heure-là mais il me cria que le restaurant, lui, était grand ouvert, expression dont je ne compris pas tout de suite l’acerbe ironie.