Où l'auteur démarre la 2ème partie de son roman avec un lectorat quantitativement presqu'à zéro tout en pensant que cela vaut toujours mieux que d'être le nègre de Rika Zaraî.
Deuxième partie
Prologue
Le Moulin d’Or est le restaurant emblématique de la gastronomie française. Situé depuis près de 250 ans quai d’Orléans, au cœur d’un Paris immémorial où chaque pierre exhale sa part d’histoire et contribue au romantisme incomparable de cette ville unique au monde, il offre une cuisine classique à la fois respectueuse de la tradition et totalement actualisée par le talent unanimement reconnu de son chef étoilé. Avec ses deux salles des 7ème et 8ème étages, le Moulin d’Or est aussi un point de vue remarquable sur la seine et Notre-Dame. On y accède grâce à un ascenseur privatif servi par un liftier en uniforme; on y est accueilli par des maîtres d’hôtel en queue de pie dignes et guindés qui assurent un service stylé dans la grande salle panoramique du 7ème ou dans les salons privés du 8ème étage.
C’est le plus beau des salons que réserve le Winners’Club chaque dernier vendredi du mois pour y réunir de manière informelle ses membres les plus actifs. Autour, par exemple, d’un « méli-mélo de terre et mer aux très gros grains de caviar » ou des « œufs de caille façon plat avec ses ravioles de foie gras aux énormes truffes de Bourgogne » les convives peuvent deviser librement dans une atmosphère de cour d’école feutrée, les uns dévoilant leurs dernières acquisitions hors de prix, les autres leurs meilleures culbutes à la bourse, en prenant soin d’adopter toujours une posture très dégagée et distante révélant une certaine propension à paraître bien plus grand que leur seule fortune matérielle (quoiqu’aucun d’entre eux n’ait jamais envisagé sérieusement leur destin sous un autre angle).
En ce dernier vendredi de septembre, cependant, l’ambiance était particulière : il y avait moins de membres qu’à l’habitude autour de la table ovale installée perpendiculairement à la grande baie vitrée d’où l’on découvrait le chevet de Notre-Dame et le bras de seine enjambé par les ponts de l’archevêché, le petit-pont et le pont Saint-Michel. Les financiers étaient tous absents, parmi eux Aldebert Destouches, mort dans des conditions atroces quelques jours auparavant. Parmi les cinq convives restant on trouvait Robert Guelfi, le célèbre publicitaire, dont la convalescence se poursuivait par l’absorption de toutes sortes de molécules visant à atténuer le traumatisme psychique de Bow Island. Il avait mobilisé l’attention de tous une grande partie du repas, pour sa plus intime satisfaction, tant sa relation de l’explosion de La Moissoinière avait fait frémir d’horreur et distrait chacun du rituel habituel. A son côté droit était assis Hubert Levizir, en ce moment dans les parfums, appelé aussi « l’essuie-glace » parce qu’il avait fréquemment alterné les poste à responsabilités dans la haute administration et dans le secteur privé, à son côté gauche Raymond Cazette, magnat de la distribution, aimant cultiver le style fruste du magasinier parti de rien bien qu’il ait hérité de presque tout. Démosthène Labrouti, troisième génération d’avionneur et André Nonours, l’assureur du cantal, fermaient le cercle.
Après le dessert, un « feuilleté croustillant vanille-coco façon French-cancan » accompagné de quelques coupes de Bollinger cuvée spéciale, le maître d’hôtel apporta le plateau avec la grande cafetière en argent, la bouteille de Château de Fontpinot XO et la cave à cigares garnie de « piramides » Davidoff millenium blend spécialement réservée aux membres du club. L’ambiance, l’alcool aidant, était peu à peu revenue à la normale et chacun à tour de rôle faisait la roue en prenant des poses de dandy vaguement cynique pour mettre bien en relief le caractère exceptionnel de son don (incroyable) pour les affaires.
Levizir, Cazette et Labrouti allumèrent leur Davidoff presqu’en même temps à l’aide de grandes allumettes amenées sur le plateau. Ils tirèrent chacun une longue bouffée qu’ils exhalèrent en se regardant avec une visible satisfaction : les cigares dominicains sont souvent plus doux et plus parfumés que les cigares cubains et se marient parfaitement avec le cognac hors d’âge.
Soudain, un énorme boum, suivi presqu’immédiatement d’un deuxième puis d’un troisième dégagèrent de puissants souffles qui firent éclater la baie vitrée, descendre le faux plafond, voler tout ce qui n’était pas solidement accroché et produisirent une épaisse fumée âcre et irrespirable. Robert Guelfi fut projeté à terre, derrière sa chaise, le visage légèrement brûlé couvert de débris et se mit à lancer un interminable hurlement d’effroi qu’il ne pouvait même plus entendre, ses tympans étant momentanément hors service. André Nonours fut quant à lui éjecté contre une cloison et instantanément assommé. Hubert Levizir, le bas du visage manquant et entièrement sanguinolent, gisait par terre inconscient de même que Démosthène Labrouti, dans un état assez proche, la face noircie et le nez presque fondu. Cazette, ahuri, toujours assis sur sa chaise, regardait d’un seul œil gauche valide son bras droit pissant le sang qu’aucune main ne terminait plus.
Le maître d’hôtel, qui s’était courageusement précipité au secours de ses clients, resta digne mais cependant absolument interloqué sur le pas de la porte du salon tant le spectacle lui parut inouï : une scène de guerre d’Irak ou d’Afghanistan en plein Moulin d’Or, Paris, 4ème arrondissement.