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Billet de blog 12 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (2) (Chapitre II)

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Où le narrateur vit ses premiers symptômes de paranoia aigüe.

II


On me rendit ma ceinture et mon portefeuille avec l’argent, n’ayant rien emporté dans mon anus ce jour-là (ils l’avaient vérifié), bien que ce soit un logement pratique pour y ranger un nécessaire à couture ou une petite trousse de toilette. On me fit signer un curieux formulaire qui ressemblait à une vieille note de service puis je rejoignis Grau dans sa Renault noire de service conduite par un agent en tenue.
Sur le chemin, il m’expliqua brièvement la situation. Le Moulin d’Or venait de subir une attaque terroriste. Il y avait cinq blessés dont trois très graves. Puis il se tut. J’aurais aimé en savoir plus sur ce qui m’attendait, moi, mais il était évident, à voir son expression crispée et absente, que ce n’était pas le moment d’effleurer le sujet.
Dès le début du quai Saint-Bernard la circulation devint extrêmement ralentie et même avec le gyrophare et la sirène, il était presqu’impossible d’avancer. Grau décida de terminer à pied et me demanda de le suivre. A partir du quai de la Tournelle, plus aucune voiture ne pouvait bouger tant c’était un maelström de cars de télévision, de journalistes et de badauds. La police déviait la circulation sur le pont de Sully.
Nous nous faufilâmes tant bien que mal jusqu’à l’entrée du pont de la Tournelle fermée par des CRS. Grau présenta sa carte à un officier et d’un mot me fit passer le barrage. Les quais en contre-bas étaient envahis par les reporters des chaines d’information intervenant en direct et certains avaient même loué des bateaux pour s’approcher du lieu du drame, créant un autre embouteillage très inhabituel sur la seine. Je vis Grau considérer ce spectacle non sans un mouvement de réprobation.
Au seuil de l’immeuble recouvert de débris de verre et de bois, je vis la façade vitrée du 8ème étage complètement béante laissant voir son intérieur noirci et défoncé qui aurait saisi le cœur de toute âme un peu sensible tant il semblait facile d’imaginer l’horrible tragédie qui venait de s’y dérouler. D’ailleurs, il ne serait peut-être même pas nécessaire d’imaginer quoi que ce soit, une caméra de surveillance ou un touriste ayant éventuellement filmé la scène (on la passait peut-être déjà en boucle à la télévision et sur internet).
Grau me planta là et entra seul dans l’immeuble. La plaque en cuivre du cercle Notre-Dame où j’étais sensé avoir gagné pas mal d’argent la nuit précédente indiquait toujours le 4ème étage avec les horaires d’ouverture : il me restait une demi-heure pour trouver comment me sortir de ce nouveau mensonge. L’envie de m’enfuir m’effleura. D’un autre côté, n’est-ce pas ce qu’il attendait ? Et, en regardant alentour, je me pris à vérifier s’il n’y avait pas quelqu’un prêt à me suivre. Un cran de paranoïa plus loin, je regardai même s’il n’y avait pas un sniper à une fenêtre paré à me dézinguer.
Grau me sortit de ma torpeur par un martial « On y va ». On prit vers le pont Saint-Louis en contournant par la rue Regratier. Des unités de premier secours avaient été installées sur la toute la fin du quai d’Orléans et des ambulances circulaient sur le pont d’ordinaire réservé aux piétons. De l’autre côté, sur l’île de la Cité, le square avait été fermé pour accueillir les rescapés de l’immeuble, recueillir leurs identités et les premiers témoignages à chaud. L’inspecteur qui m’avait interrogé avec JR était là. Je m’en éloignai un peu pour éviter d’être reconnu quand je m’aperçus que Grau n’était plus à mes côtés. Il avait été arrêté à l’entrée du pont par deux agents en uniforme qui lui avaient tendu un téléphone.
Je l’attendis en m’asseyant dans un recoin bien protégé des façades d’immeuble. Combien de temps ? Quatre, cinq minutes maximum. Quand je relevai la tête dans sa direction je m’aperçus qu’il avait disparu, ainsi que les 2 agents avec qui il parlait. Je me mis à le chercher, ma paranoïa galopant ventre à terre, interrogeant quelques factionnaires qui n’avaient évidemment rien vu du tout, regardant affolé autour de moi ainsi qu’aux fenêtres. Puis je retournai en courant vers le quai Saint-Bernard retrouver sa voiture : disparue. La panique s’emparant définitivement de moi, je m’enfonçai dans la foule des badauds pour éviter une balle mortelle. Je me déplaçai ainsi à couvert jusqu’au quai de Montebello où je pris un bus au hasard. J’en changeai ainsi cinq fois (le 12, le 63, le 4, le 96 et le 15).
Au bout de deux heures, un peu calmé, je me rendis à pied au Kitz voir Princesse Cousine baigner dans sa rassurante meringue or et rose. Je frappai à son numéro de chambre mais c’est la fée carabosse qui m’ouvrit avec un épais accent gallois. Le réceptionniste vérifia son registre et me confirma en effet que Princesse cousine avait bien emprunté son joli carrosse pour d’autres contrées enchantées le matin même sans laisser aucune adresse. Je laissai un mot bref sur ma situation au cas où.
Je me rendis à sa maudite boîte à lettre sans rechigner mais en zigzagant beaucoup et en prenant soin de réserver sur le chemin un hôtel bien grisâtre sans aucun charme ni distinction. Je lui indiquai que c’est là qu’elle pourrait me trouver, la situation me semblant trop hors de contrôle pour prendre le risque de rentrer chez moi et je rejoignis mon hôtel en faisant mille détours épuisant.


Installé dans ma chambre pour la nuit, je vis à la télévision le cataclysme national que représentait l’attentat du Moulin d’Or. La France était touchée au cœur, l’aura touristique et romantique du vieux Paris était abimée, meurtrie, humiliée. C’était un défilé d’hommes politiques appelant la nation à se dresser contre la barbarie et à sauver notre patrimoine touristique et romantique de la destruction et de la concurrence étrangère vénitienne ou romaine, hongroise, qatari et peut-être aussi bientôt chinoise… Grau apparut sur le perron de l’Elysée entouré d’autres personnalités en uniforme d’apparat et je compris qu’il avait dû être convoqué d’urgence avec ses supérieurs pour une séance de motivation de groupe. Ça me rassura à moitié. Par-contre, toujours rien sur JR.


Je ne pus dormir cette nuit-là, sans doute à cause du matelas trop mou, du lit trop étroit, de l’odeur de tabac froid ayant imprégné la moquette poussiéreuse et les murs, de la chaleur étouffante, de la fenêtre ouverte par laquelle j’entendais les sirènes hurlantes s’approcher en me persuadant à chaque fois que c’était pour moi, de cette indéfinissable angoisse de ne rien comprendre à rien.
 

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