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Billet de blog 12 février 2012

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Les paons de Tocardville (3) (Chapitre XVII et FIN)

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Où la conclusion peut laisser sceptique.

XVII


Je retrouvai mes lignes de bus habituelles (12,35 et 97) encore légèrement chamboulées, des avenues mal déblayées imposant toujours quelques détours.
Mon appartement avait été visité, le verrou brisé, la penderie vidée de ses trois pantalons, quelques chemises, chaussettes et slips trainant au sol, le canapé farfouillé, le frigo et le placard ouverts (ils étaient vides), la corbeille à linge retournée et les étagères de la salle de bain renversées. Ils avaient même démonté l’écran plat. Certainement les sbires à Chauveau, ou à Thorwald-Brocovic, ou à Riviera, finalement c’était peut-être les mêmes…
–Tout n’est pas gris, cher Kim-Bernay, tout est marron plus ou moins foncé dis-je tout haut à moi-même en ramassant les frusques.
Je ne cessai de reconsidérer avec obsession cette fin insensée qui ne réglerait rien, cette fiole de cyanure que le juge avait étiqueté « essence de carrière » et posé dans la vitrine Louis-Philippe de son solennel bureau de plus jeune procureur de France. Jamais je n’avais connu vertige aussi intense, une impression d’absolu détachement d’un monde décrit et fabriqué mentalement par les autres que je n’arrivais plus à comprendre. Bien sûr, je pouvais encore déchiffrer les titres des journaux, prononcer les syllabes be, bi, bu, bo et les assembler dans les mots, bobards, bubons, bonbecs et assembler les mots dans les phrases comme « les bubons sont des bonbecs sans bobards ». Mais leur sens m’échappait. Il m’était temporairement impossible de les rattacher à mon expérience intime du monde.
Une resynchronisation était obligatoire. Des heures et des heures d’informations continument martelées avec art feraient certainement l’affaire, comme d’habitude. Je me laisserais pénétrer par le décor subtilement lumineux, puis par la diction, la musique des voix récitant le prompteur, commentant les images, interrogeant l’invité, puis par le sens de ce qu’on pourrait comprendre et penser délimitant un vaste champ des possibles où s’épanouirait tranquillement mes sensations de libre-arbitre. Et ainsi, je retrouverais la sensation agréable d’être de ce monde tout en m’en croyant parfaitement autonome.

*****


La manifestation était massive et occupait toute la largeur du boulevard Sébastopol sur une distance incalculable. La plupart des banderoles étaient muettes, curieusement, à l’exception de celles qui prônaient « + 2 + » et « – 2 – ».
La tête de cortège s’engouffra sur le pont au Change créant un immense bouchon et une cohue sans nom. Dès que les cent premiers mètres de foule eurent quitté le pont pour l’île de la Cité, celle-ci commença à s’enfoncer en silence dans la seine en produisant d’immenses bulles d’air et des remous monstrueux. Les premiers manifestants furent submergés, quelques-uns seulement purent tenter de s’échapper en finissant la traversée à la nage avant d’être engloutis dans la rivière, d’autres se retrouvèrent par hasard quelques instants sur les faîtes pointus des bâtiments dépassant encore à peine du courant avant de disparaître pour de bon happés par l’écume. Les suivants sur le pont et l’avenue furent emportés par la vague immense qui recouvrit toutes les berges. Ceux, plus loin, voyant l’eau envahir le boulevard et venir vers eux, essayèrent d’arrêter le mouvement colossal de la foule, mais l’inertie était si grande que des centaines et des centaines de personnes furent poussées malgré elles dans le raz-de-marée et emmenées dans le lit du fleuve.
La vue du Moulin d’Or sur la catastrophe était imprenable. Je dégustais avec le juge Kim-Bernay, le commissaire Grau et d’autres membres éminents du Winners’Club un cognac XO, observant tous les détails de la scène, voyant comment certains manifestants s’accrochaient encore à une tour de Notre-Dame ou à un relais téléphonique tandis que d’autres emportés vers l’aval essayaient de s’agripper à des piles de pont. On entendait avec netteté les appels au secours et pourtant, nous étions tous étrangement sereins, goûtant les arômes subtils d’épice et de cuir du grande-champagne. Je me rappelle avoir écouté attentivement tout le monde pour comprendre ce qui se passait et surtout ne pas paniquer tout seul comme un débile. Ce que je réussis à faire à merveille. Puis je me souviens que Démosthène Labrouti s’exclama à travers ses pansements :
–C’est con pour Notre-Dame, ça tournait quand même bien.

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