Où le narrateur commence sa plongée dans les eaux troubles des Pyramides.
VI
Pendant que Cousine prenait sa douche, je voyais défiler les dernières informations du matin sur l’immense écran plat du salon. La situation ne s’arrangeait pas trop, l’enquête patinait, les journalistes batifolaient dans les hypothèses saugrenues et Grau se taisait. Ses supérieurs toujours pimpants et couverts de médailles prenaient des mines d’enterrement en faisant « une totale confiance au commissaire Grau » qui ressemblait de plus en plus à un fusible lent en train de chauffer avant de bientôt fondre brutalement. Sur la 24, un interviewé revenait sur la mort de JR qu’il reliait directement aux assassinats de Prouff et Destouches. Il avait enquêté aux Pyramides où les témoignages des voisins et certaines vidéos montraient qu’un suspect avait bien été arrêté par la police mais qu’il n’avait fait par la suite l’objet d’aucun procès-verbal ni d’aucune procédure judiciaire. Et ils passèrent une séquence tressautante prise par un téléphone où je me vis embarqué par 3 agents en tenue dans un couloir mal éclairé de Kheops en train de gueuler « demandez au commissaire Grau ».
L’inquiétude me gagna, c’est un euphémisme. Heureusement les images étaient trop mauvaises pour qu’on me reconnût mais Grau devrait s’expliquer, cela ne faisait aucun doute et je pouvais craindre, d’ici la fin de la journée, retrouver mon nom en haut de l’affiche du tourniquet fatal, du pilori luminescent, de la bouilloire à paillettes. Bref, mes heures étaient comptées, il fallait que je les emploie avec à-propos.
Ma seule voie de salut me sembla sur le moment de réunir assez d’indices concrets que je pourrai divulguer à la police et à la presse pour détourner leur flot implacable et vengeur de ma malheureuse enveloppe charnelle. Il était absolument nécessaire que j’en sache plus sur les Pyramides et que j’arrive à comprendre pourquoi tant d’intérêts semblaient y converger. Je fis la bise à Cousine encore humide enroulée dans une longue serviette éponge gris perle marquée « royalama » et partis en quête d’informations.
Je commençai par la bibliothèque municipale, à deux pas de l’hôtel, où je me plongeai dans les archives numérisées. Je retrouvai ainsi un article du 01/06/1980 du « Matin Du Médecin » relatant l’inauguration du complexe avec quelques photos : sur un grand podium dressé sur l’esplanade, les plus célèbres mannequins du monde avaient défilé et dansé, emmenés par Kenny Riviera qui avait chanté ses tubes du moment toujours accompagné de la fille à la bouche pendante de l’album « may I introduce something in you... ». Quelques personnalités politiques étaient présentes dont le ministre du logement, le préfet, les membres du conseil municipal et le député du coin. Le promoteur, la SEMAGTUD, une société d’économie mixte entre la Commune, le département et des investisseurs privés, était dirigée par un certain Jernej Paprida. L’architecte s’appelait, coïncidence, Michaël-Eudes Beauvillain-Staford qui, loin d’être un génie, n’avait jamais rien construit d’autre de significatif avant et, apparemment, après. Les articles suivants étaient essentiellement consacrés aux malfaçons, dépassements de budget et autres retards dans la construction de l’Aquatemple qui formaient à eux seuls un feuilleton de plusieurs années. 30/10/1980, « Le soir libéré » : « l’Aquatemple n’ouvrira pas pour les fêtes. Des défauts d’étanchéité dans les piscines supérieures ont été constatés ». 15/05/1981, « Le canard du matin » : « L’Aquatemple a du plomb dans l’eau : gros problèmes d’adduction dans les piscines supérieures ». 10/11/1981, « Les détectives de l’écho » : « Difficultés financières de la SEMAGTUD : nouvel emprunt de 300 millions de francs » etc… Bref, l’Aquatemple ouvrit ses porte avec près de 5 ans de retard et fut même poursuivi en justice pour plagiat du concept et du nom par un certain Robert Guelfi (procès qu’il perdit).
Au milieu des années 90 intervint le scandale de la SEMAGTOV, resucée juridique de la SEMAGTUD, qui déposa le bilan. Lors du redressement judiciaire fut mis à jour un fleuve de fausses factures qui alimentaient à la fois les caisses du parti politique du maire de l’époque et son propre portefeuille, agrémentant ainsi son style de vie en employés de maison, objets de luxe et autres fêtes bachiques munificentes. Le maire fut mis en prison et remplacé par un de ses adjoints, Borislav Lebrun (actuellement Président de la République). La SEMAGTOV devint une entreprise publique locale détenue à 100% par la mairie, la SOCHACAL, et relança l’activité du complexe par un rachat massif d’appartements aux propriétaires privés.
Au début des années 2000, l’ambiance changea encore et le complexe de Guizeh acquit définitivement une image de haut lieu du sexe tarifé et de la drogue, avec l’installation du sex-shop le plus grand d’Europe et la transformation du « silky velvet » en boîte à putes et à partouze.
Après une matinée de recherche et de lecture, j’en arrivai à un bilan en demi-teinte, pour ne pas dire totalement nul : aucune des informations récoltées ne me permettait d’avancer d’une quelconque manière sur la série de meurtres de la dernière quinzaine. Il faudrait descendre dans un détail bien plus précis, au cœur même des réalités juridiques, financières et politiques depuis 30 ans pour peut-être commencer à comprendre l’enchainement des évènements…
J’étais prêt à renoncer mais la manchette du « Quotidien du jour », qu’une bibliothécaire venait de déposer dans la salle de lecture, me l’interdit expressément : « Sur la piste du meurtrier de Destouches et Gonzabal, notre enquête exclusive par Romuald Lamproie ».