arnolds

Abonné·e de Mediapart

75 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 janvier 2012

arnolds

Abonné·e de Mediapart

Les paons de Tocardville (2) (Chapitre X)

arnolds

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur échappe à l'émeute mais pas à sa nature corrompue.

X


Dehors, ça sentait déjà le gaz lacrymogène. A travers les lambeaux de fumée dégagés par les grenades expirant au sol, on voyait voler tout type d’ustensile -c’est là que je vis s’écraser à 2 mètres de moi un congélateur de 1500 litres qui me fit regretter amèrement mon casque orange et ma salopette bleue. Le Mercédès n’avait pas trop morflé, il était encore temps de le sortir de là. Nous nous précipitâmes à l’intérieur, Cousine démarra et, dans une sonnerie de klaxon continue, recula d’abord en percutant une épave puis avança en bousculant les piétons qui entravaient son chemin, parmi eux une équipe de la 12 dont je vis le caméraman avoir juste le temps d’épauler et nous filmer pendant quelques secondes.
Sur le boulevard Lénine, je conseillai de prendre à droite vers l’avenue du Prolétariat, ce que fit Cousine à vive allure. A droite encore vers la place Soyouz puis nous sortîmes des Coquelicots par l’autoroute sans être suivis. J’allumai la radio et nous eûmes vite l’information qui nous manquait par un flash spécial : un cadavre dépecé avait été retrouvé dans une camionnette grise en face de l’appartement où Aldebert Destouches avait été lapidé. Il pourrait s’agir d’un certain Karim Klapov, un caïd des Coquelicots. La revendication ne semblait pas claire. « Des témoins affirmeraient avoir vu une étiquette de boucher piquée dans les morceaux découpés du corps de la victime, sans pouvoir en préciser plus » énonça le speaker.
Une fois en lointaine banlieue, je lui proposai de garer son fourgon dans une rue déserte et d’envoyer les clés et l’adresse par courrier à la société de location qui s’en débrouillerait. Elle retournerait sur Paris en taxi, moi en bus. Je lui conseillai de changer d’hôtel et de me laisser ses nouvelles coordonnées à la boîte à lettres de l’avenue Victoria, je la recontacterais dans quelques jours pour faire le point.
Je pris le 46, le 107 puis le 12 vers le centre de Paris. Comme il faisait encore beau en cette fin de mois de septembre, je m’installai à une terrasse du côté de Montmartre et commençai à écrire un récapitulatif des faits et de mes investigations à destination de Grau. Il y avait encore beaucoup de touristes à cette époque de l’année et je les voyais flâner des sacs en plastique à la main remplis de souvenirs de Paris fabriqués en Chine, matérialité aussi illusoire que l’illusion même. Moi, je n’avais plus trop les moyens de me contenter d’illusions : il fallait que la vérité fût dite pour que le coupable soit arrêté, sinon j’avais le choix entre l’erreur judiciaire ou la mort atroce prématurée.
En toute fin d’après-midi, je me mis en route pour un hôtel moins sordide qu’à l’habitude, histoire peut-être de renouer avec les rêves. Je finis par trouver une façade avenante dans une rue à l’écart et y louai une petite chambre en sous-pente à l’allure fraiche et joviale, éclairée par un vasistas : plancher bien ciré, tapisserie récente à fleurs délicates, grand lit en fer forgé couvert de gros oreillers à l’aspect douillet. J’allumai la télévision. Les chaines d’information avaient une nouvelle fois toutes convergé vers l’avenue Lénine où les derniers développements de l’affaire « des camionnettes grises » mobilisaient un maximum de moyens. La 24, première sur les lieux, montrait à intervalles réguliers des images très édulcorées de l’intérieur du camion tant la vision en était insupportable (d’après le journaliste). Il se confirmait bien qu’il s’agissait de Karim Klapov, un chef de bande des Coquelicots, dealer notoire. La revendication laissait à désirer car les seuls indices étaient des affichettes plantées dans les membres découpés de la victime portant l’inscription en caractères gothiques « Le boucher du Vésinet » et une série de coups de fil anonymes passés aux chaines de télévision leur indiquant simplement où trouver la camionnette grise.
Sur la 12, je nous vis sur une image un peu floue et instable dans l’habitacle du Mercédès, moi une main devant la figure, Cousine la tête penchée en avant sur le volant, en train de sortir sur les chapeaux de roue du parking devant le 6, Boulevard Lénine. L’identité des couleurs avait déjà produit son slogan dans l’esprit fécond des communicants : « le gang des camionnettes grises ». Ça sonnait aussi bien que « le gang des tractions-avant », et il y avait même un logo en haut à droite de l’écran en forme, et oui, de camionnette grise.
La 17 présenta un résumé de la vie de Karim Klapov, petit despote de quartier nourri d’exemples bas de plafond, photos de branleur à côté de pétasses aux gros pare-chocs chromés dans des boîtes à la mode, dans des bagnoles de sport, dans des piscines de villas chic, casier judiciaire grand comme un dressing-room de starlette, violence débridée à la « Scarface » pour conquérir chaque hall d’immeuble. En somme, il était méchant mais aussi vulgaire et inculte. A peine de chez nous.
Retour sur la 24 où les Coquelicots étaient en flammes : la camionnette grise avait été embarquée en l’état pour l’analyse médico-légale moyennant de grands renforts de CRS qui devaient quadriller l’avenue sans arriver à rétablir le calme. Le reporter en direct faisait sienne la version de la police qui soupçonnait les dealers d’exciter les jeunes déscolarisés contre les forces de l’ordre. Sur toutes les chaînes, les experts redoutaient que de nouveaux attentats fussent commis dans les prochaines heures par « l’éduquateur social » ou « le boucher du Vésinet », nouvel entrant dans la ronde macabre que d’aucun soupçonnait venir de l’extrême-droite, étant donnée sa victime, son métier et son origine géographique prétendue.
Incompréhensible et indubitablement consternant : alors que j’avais trouvé un havre de paix pour une bonne nuit de repos, j’eus l’irrépressible envie d’aller jouer le soir-même au cercle Notre-Dame.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.