Où le narrateur rencontre un succès de trader spéculant sur la dette souveraine.
XI
J’arrivai sur l’île Saint-Louis vers 22h10. Le quai d’Orléans avait été débarrassé des débris de l’attentat du Moulin d’Or et le morceau de façade détruite rafistolé par des bâches en plastique. Le restaurant avait même rouvert.
Je montai au 4ème étage en empruntant les escaliers, comme la première fois. Je sonnai en serrant un peu les fesses, même si je m’étais préparé un look crédible de membre-joueur en me taillant la barbe, en me faisant couper les cheveux selon une mode récente et en repassant mes frusques au fer à vapeur. La même rombière en Chanel chiné m’ouvrit sans me reconnaître ; je lui montrai ma carte de membre d’un geste machinal particulièrement étudié, elle écarta le rideau et me souhaita bonne chance.
J’entrai dans un couloir avec 4 issues closes par des rideaux sombres, dont une portait la plaque « caisse » gravée sur le linteau, et juste à droite un réduit où était assis le videur qui m’avait botté le cul la semaine précédente. Je me dirigeai vers la caisse me caver en jetons. C’était une petite pièce occupée presqu’entièrement par un aquarium contenant son préposé et un cerbère plongé dans Play-Boy assis dans un coin. Je déposai 3000 €.
–C’est pour gagner ? me demanda le caissier.
« Ben non, Ducon, c’est pour le lavOmatic », pensai-je en moi-même.
–Je l’espère bien, dis-je pour dire.
Je reçus en échange une pile de 20 plaques rouges, une autre de 20 plaques jaunes et entrai dans la salle de gauche. Il y avait quatre joueurs et un croupier assis autour d’une table à jeux ovale recouverte d’un drap bleu, tous avaient un air bizarrement passif et absent, somnolent même. Ils me saluèrent. La partie précédente semblait être terminée, on m’attendait. Le croupier plaça une miniature en bronze de la cathédrale devant un type bizarre aux pupilles dilatées assis en face de moi, flottant dans une veste à carreaux taillant bien trop grand pour lui. Il posa une première mise de 100 €, le suivant, au look de mac de série B, chemise en soie bicolore ouverte sur le torse, chevelure plaquée en arrière étincelant de gomina, 200 €. Le croupier distribua deux cartes à tout le monde. Bingo, deux as, pique et cœur. Il retourna ensuite deux cartes du sabot, deux as, trèfle et carreau. Emotion ! Mon intuition chérie ne m’avait pas trompé, j’allais tous les plumer… Le joueur assis à gauche du mac portait un blazer à boutons dorés élimé, il glissa 10 plaques jaunes, soit 500 €. Le suivant – j’aurais parié que c’était un retraité de l’administration des poids et mesures-10 plaques rouges, 1000 €. Je montai à 1500 € : il y avait déjà plus de 3000 € au pot, ça y allait franco, bizarrement dans une ambiance guère plus intense qu’à un guichet de caisse d’épargne de banlieue un mardi après-midi d’août. A la deuxième enchère je fis tapis, ils suivirent tous mécaniquement avec la même absence d’entrain et la partie s’arrêta. Ils venaient de se faire ratisser de 3000 € et pas un ne tiquait : le mac fixait sa montre, la veste à carreau tripotait négligemment ses plaques la tête lourdement posée sur un bras accoudé à la table, le retraité se raclait la gorge les mains sur les genoux en regardant dans le vague, le blazer observait avec intensité un fil semblant infini qu’il tirait de sa doublure. Et moi, par malheur, je commençai à être ivre. Deuxième tour, idem, avec des rois cette fois-ci. Je venais de ramasser 24000 € en dix minutes, dans une atmosphère de fin de soirée domino à l’amicale des grands buveurs de tisane… Complètement euphorique, à un point réellement effroyable, je refis un tour à 12000 avant que le croupier n’annonçât « fin de partie » en me regardant fixement. Je restai quelques minutes à la table sans qu’il ne se passât rien, et qu’un seul mot ne fût prononcé. Dans l’immense brouhaha mental d’où surgissaient plein d’images enfantines de triomphe et de béatitude jusque-là refoulées, je finis pas percevoir qu’il était vraiment temps de partir.
Je me levai en laissant une plaque de pourboire et allai immédiatement convertir le reste en biftons. Le caissier prit les jetons, les plaça sur un monte-charge situé derrière lui, ferma la guillotine et appuya sur un bouton pour apparemment les faire descendre. Cinq éternelles minutes plus tard, pendant lesquelles je pus constater 2 légères fissures dans le plafond et un peu de poussière sur les plinthes, les 38900 € réapparurent sous la forme de quinze liasses en billets de 100 et 50 € que le caissier rangea dans une petite sacoche en cuir noire genre baise-en-ville qu’il posa dans un tiroir sous le guichet. J’ouvris le tiroir, pris le sac sous mon bras et glissai en retour un billet de 50 € en le saluant d’un geste souple et dégagé. Je distribuai 50 à chaque cerbère croisé et rien du tout à la vioque trop snob qui m’ouvrit la porte.
Je descendis l’escalier quatre à quatre et me précipitai vers les quais pour exulter de joie en sautillant de manière excessive et puérile ; c’était tout de même ma plus grande victoire de joueur professionnel, même si j’étais plutot spécialisé dans la loterie. Je venais de gagner 36000 € en moins de 15 minutes et pour « fêter ça » -quelle absurdité-je voulus à l’instar de Cousine passer une soirée dans un palace, le Maurice IV s’offrant à ma concupiscence à quelques centaines de pas.
Mon état psychologique était particulièrement inhabituel pour que j’entrasse de mon plein gré dans ce genre d’établissement suintant la solennité marmoréenne et infesté de cul-pincés à l’allure décontractée aussi naturelle qu’une chemise en tergal. Mais l’ivresse est ainsi, non seulement aveugle mais irrémédiablement sotte. Je réservai une nuit à la réception que je payai d’avance et suivis un groom bicolore dans le dédale de couloirs jusqu’à ma chambre Louis XVI, parfaitement écœurante de préciosité jusque dans le moindre de ses détails. Je gardai avec moi de quoi payer et repassai à l’immense comptoir du lobby déposer le baise-en-ville au coffre-fort. Puis j’allai dîner au seul restaurant de l’hôtel encore ouvert à cette heure tardive.
Sur la longue banquette courant tout autour de la salle et surmontée d’immenses miroirs atteignant le haut plafond en stuc, quelques clients dînaient encore. La disposition de la salle faisait penser à une arène dont les tables du centre formaient le spectacle, en l’occurrence ce soir-là des célébrités comme le ministre Ballardot avec sa suite ou Martin, un quelconque humoriste benêt de télévision grand provocateur des concierges d’immeubles et des dames pipi d’aéroport, en compagnie d’admirateurs. Il y avait aussi des Russes qui buvaient beaucoup et parlaient fort, quelques américains ou anglophones, des sud-américains… Arriva Guelfi très excité, nouveau Don Quichotte des valeurs en toc, et toute une troupe braillarde dans laquelle je distinguai Claudio un histrion-philosophe que quelques scènes très raides de films porno avaient transformé en icone médiatique. Ils s’assirent en face de moi et déblatérèrent sans fin sur la décadence de la France et des français, paresseux et désorganisés, égalitaristes et médiocres, qui s’enfonceraient dans la violence terroriste si on ne leur redonnait pas « le goût des valeurs de l’effort et du travail pour affronter la compétition mondiale ».
« Dommage que les rogatons des Coquelicots n’entendent pas ce martial discours », pensai-je un instant. Puis l’ennui annihila peu à peu l’ivresse ; la médiocrité incontestablement bien française de leur conversation y ajouta du dégoût. Eternelle stupidité des kapos de systèmes en décomposition qu’ils fussent secrétaires de section du parti communiste de RDA ou publicistes auto-satisfaits des sociétés néolibérales...