Où le narrateur se prend les pieds dans le Boukhara en soie car il dort au Maurice IV et pas chez Mauricette.
XII
On donnait un grand banquet dans la salle de restaurant du Maurice IV en cette dernière soirée de septembre. L’élite de la France s’était réunie là et chacun portait fièrement en bandoulière son baise-en-ville de cuir, signe distinctif des nouveaux chevaliers de la mondialisation. On était arrivés au dessert, une pièce montée pyramidale, au sommet de laquelle on avait fixé la tête de Karim Klapov, récemment exécuté pour mauvaise image publique (par-trop vulgaire et hyper-violente). Le Président de la soirée, Borislav Lebrun, porta un toast à la goinfrerie civilisée, à la rapacité élégante et à l’escroquerie secrète, seules dignes de l’ordre aristocratique des Fossoyeurs de la Vie au Profit de Son Cul (FVPSC qui, étrangement dans mon rêve, se prononçait d’une traite). Puis vint le chant rituel pendant lequel chacun se leva pour faire tournoyer son baise-en-ville au-dessus de la tête en meuglant sur l’air d’« aïli, aïlo, aïla » : « Plus de fric pour ma trique, plus de pépètes pour mes roupettes, plus de pognon pour mon oignon gnon-gnon-gnon-gnon-gnon-gnon-gnon-gnon-gnon ». Alors que le chant reprenait de plus belle, un lent mouvement panoramique me fit découvrir en détail tous les convives de la tablée ; et je vis, entre Cazette l’estropié et Destouches le tuméfié, « l’éduquateur social » au visage flouté, à la veste kaki et aux cheveux ondulés roux et gras faisant tournoyer son baise-en-ville en chantant d’une voix de baryton basse « plus de pépètes pour mes roupettes ».
–Aaaaaaaaaaaaah ! Le baise-en-ville ! ! ! » criai-je en me réveillant.
Puis je sentis instantanément une présence dans la pièce et hurlai encore plus fort, à quelques microns de la crise de panique. J’allumai et appuyai comme un forcené sur le bouton du room-service. La porte de communication avec la chambre voisine claqua, on enclencha son verrou. Je tentai de bondir hors de mon lit, m’empêtrai dans les draps en satin et finis par rouler sur le Boukhara en soie. On frappa, je criai « entrez », le valet attendit impassible de me voir apparaître pour me demander ce que je souhaitai.
–On est entrés dans ma chambre. Il a fui par la chambre contigüe dis-je en un souffle.
–J’appelle le détective répondit-il calmement.
–Non ! Dites-moi seulement qui habite la chambre à côté !
Il me rétorqua qu’il n’y avait pas de client dans la chambre 224. Je mis un peignoir de l’hôtel et le suivis à petite distance dans le couloir où il utilisa son passe pour entrer dans la pièce en effet inhabitée cette nuit-là.
Je savais maintenant que j’étais repéré et qu’il serait aussi dangereux pour moi de sortir à 3h du matin – pour aller où d’ailleurs-que de rester seul dans ma chambre. Je m’habillai et allai m’installer dans un fauteuil du lobby face au réceptionniste de veille, la tête contre un pilier habillé de marbre, à attendre l’aube pour en finir avec ma septième nuit gâchée d’affilée. J’eus tout le temps d’élaborer ma tactique d’évasion et ne pus que remercier Cousine d’avoir trop lu de romans érotiques sur la Résistance.
Je vis les réverbères s’éteindre dans la rue, la circulation se densifier. Vers 8h je récupérai ma sacoche et attendis à côté du portier que le taxi qu’il m’avait commandé vînt se garer en face de l’entrée. Je sortis à toute vitesse et me précipitai à l’intérieur de la voiture en lui indiquant l’adresse de la première boîte à lettres. Je restai penché en avant durant tout le trajet comme si je cherchai quelque chose sous le siège avant. A deux feux rouges de notre destination, je donnai un gros billet au chauffeur en lui demandant de m’attendre dix minutes puis de repartir si je ne réapparaissais pas. Il stoppa. Je sortis en bondissant de la voiture à peine arrêtée et me jetai sur la porte dont je composai le code masqué par la main gauche. L’interrupteur électrique ouvrit le loquet, j’entrai puis poussai sur la porte pour qu’elle se referme plus vite. La porte commença à vibrer, quelqu’un la secouait de l’extérieur. Je m’enfonçai dans le hall, pris la cour intérieure, descendis quelques marches jusqu’à une petite porte donnant sur un long couloir et me retrouvai finalement dans un autre immeuble s’ouvrant sur une avenue parallèle. De nouveau à l’air libre, je traversai le boulevard et allai me perdre dans un dédale de ruelles jusque dans une arrière-salle de café obscur où je m’affalai sur une banquette en moleskine rouge lacérée de toute part.
Devant une grande tasse de café noir, je retrouvai lentement mon calme ; puis petit à petit, j’en revins à mon illumination de la nuit : le baise-en-ville porté par « l’éduquateur social » était le même que celui qu’on m’avait donné au cercle. Etait-ce une hallucination ou une coïncidence ? Le terroriste était-il complice du cercle de jeux ou l’avait-il volé chez Prouff ? Quant aux gains de la veille, ma vanité de joueur professionnel dût-elle en souffrir, ils ressemblaient plus à un retrait ludique dans une banque de barjots qu’à une victoire écrasante sur le hasard.
J’attendis deux bonnes heures avant de me fondre dans la multitude affairée du début de journée et prendre quelques bus vers l’avenue Victoria.