Où le narrateur pourtant filiforme revit une scène de l'Ancien Régime.
XIII
Cousine me donnait impérativement rendez-vous à 15h le jour-même au Triplânon Palace, qui n’était pas la porte à côté. En attendant, j’allai ouvrir un coffre dans une agence du quartier, histoire de faire comme tous les autres possesseurs de sacoches garnies par le généreux cercle Notre-Dame (mais combien pouvait-il y en avoir au juste dans tous les sous-sols de nos banques ?). Il m’était encore impossible d’imaginer la source de cette masse colossale de fric ; Beauvillain, que je sache, ne trempait pas encore dans le trafic de coke.
Direction Versailles en multipliant les changements jusqu’au Boulevard du roi exhalant toute la morgue triste et compassée d’une bourgeoisie de province confite dans l’aura d’Ancien Régime. J’étais en retard quand j’entrai dans le bar taupe et noir de l’hôtel où Cousine m’avait fixé rendez-vous. Quand je vis Sam et Pierrette lui faire face à sa table, je faillis ressortir mais, trop tard, elle me vit et me héla (hélas !).
Quelle épouvantable nouvelle pouvait-elle avoir à donner pour convoquer ainsi ses emmerdeurs de parents -que je saluai sans un regard-et je dois dire que je ne fus pas déçu par l’ampleur quasi-nucléaire de la catastrophe annoncée : Cousine avait rompu avec Beauvillain, jusque-là rien de choquant à l’aune de ses critères, vu que Clébard en était réduit à manger ses raviolis dans leur boîte et à dormir par terre comme n’importe quel étudiant fauché – et peut-être avait-elle réussi en prime à mettre la main sur son pactole en liquide. Soit. Mais qu’elle annonçât ses fiançailles avec Jean-Luc Grabouillet alias Kenny Riviera, me sidéra au point que je me figurai un instant au sommet d’une tour par une matinée de ciel bleu à guetter l’herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie en attendant un commissaire Grau qui jamais n’arriva.
La fête devait commencer à 20 h dans le parc du château où elle recevrait une trentaine d’invités très select. Sam et Pierrette bichaient à mort. Il y aurait de vrais morceaux de tout-Paris dans la réception. Cousine nous distribua des clés de chambre et s’éclipsa pour le reste de la journée. J’errai dans l’hôtel noir et blanc pendant des heures envisageant sérieusement que cette sauterie serait la dernière soirée de ma vie : quoi de plus facile à buter en effet qu’un invité de soirée mondaine ? Un mouton dans son enclos, une fiancée dans son lit.
Je m’habillai à la dernière minute en pingouin de location, costume fourni par la production, et arrivai à peine en retard au rendez-vous dans le hall d’où nous partîmes en cortège pédestre vers la soirée-abattoir, emmenés par un cerbère en Smalto. Je tressaillis quand je m’aperçus que nous marchions sur un chemin appelé « allée des moutons » et je m’en voulus pendant ces cinq minutes de marche de n’avoir pas déjà fui depuis longtemps. Nous arrivâmes au bassin de Neptune tout à mes regrets d’être encore là.
Une grande tente se dressait avec une façade ouverte sur la pièce d’eau. Elle protégeait une tablée en U louis-quatorzienne, nappe brodée en dentelle, couverts en vermeil, porcelaine de Sèvres et verrerie en cristal. Derrière, sur un podium, des musiciens en tenue grand siècle attendaient à leur pupitre, violon et violoncelle en main. Nous patientâmes avec une coupe de champagne. Puis un cortège de limousines défila devant la grille de la rue Maurepas, à quelques mètres de nous, relâchant à chaque fois des grappes d’invités. Cousine et Grabouillet descendirent d’une Cadillac rose longue comme un autocar, escortés par deux mastodontes et précédés par un photographe. Les musiciens attaquèrent par une marche pleine de pompe.
Le couple avança main dans la main jusqu’à nous et je m’aperçus à mon immense stupéfaction que Grabouillet, l’expert mondial de l’enfouissement-désenfouissement de saucisse à cadence rapide, le guide suprême et incontesté des queutards, était vraiment amoureux de ma cousine. Il faut dire qu’elle resplendissait dans sa robe argentée collant à sa peau comme des écailles à une sirène et il se dégageait d’elle ce soir-là une poésie à la fois ductile et solide, insaisissable, imparable. On devait être très loin des filles qu’il pouvait embrocher par lot de quatre sans les sortir de leur emballage, tarifées ou volontaires pour un trip égocentrique avec une célébrité du show-biz, même carrément has-been. Toutes ces malheureuses bricolées à coup de fond de teint, de teinture à cheveux, de ceinture amincissante, de bottox, de liposuccion, de yaourt 0% ne cherchaient jamais sans l’atteindre que ce qu’elle incarnait ce soir-là dans sa plus parfaite magnificence : la grâce, évidemment.
Grabouillet, lui, court sur pattes et ventripotent avait l’air d’un serveur sans plateau dans son smoking blanc. « Bonsoir Jean-Luc » dis-je quand il arriva à ma hauteur. Ses petits yeux vicieux me regardèrent par en-dessous et eurent l’air de me répondre : « tu me le paieras ». Puis Cousine l’acheva en me faisant un gros bisou mouillé. Je serrai aussi la main de Robert Guelfi et de Claudio son bouffon porno-philosophique, ainsi qu’à de grands porte-manteaux aux noms exotiques dont en vrac une Myriana, une Scarlett et une Jasmine. Il y avait aussi toute l’écurie d’ados pré-pubères des productions Riviera, Kevin, Marvin, Alvin et des accompagnateurs musiciens, paroliers, glandeurs à mèches enfin bref, ça promettait de voler au-dessus d’un nid de con-cons.
L’orchestre attaqua alors un air de Lully et de fastueux panaches d’écume jaillirent de la fontaine de Neptune.