Où le narrateur finit son trip "Grand Siècle" en loques dans une boîte à dormir.
XV
Il y eut de plus en plus de policiers à farfouiller autour de la tente. Je ne m’attardai pas et repris le chemin de l’hôtel en longeant le mur d’enceinte. Il commençait à faire assez froid. Je tombai de nouveau sur l’allée des moutons, la suivis et constatai que la grille menant au Triplânon avait été fermée ; elle était trop haute pour être escaladée. Je continuai mon chemin dans la nuit dense faiblement éclairée d’un bout de lune estompé par les nuages. Nouvelle grille fermée. Une fenêtre de la maison du gardien, adjacente, était allumée. Je marchai encore dix minutes et il me sembla tomber sur la fermette de Marie-Antoinette, genre « Martine fait du boudin sans se tâcher » ou « Heidi élève des porcs qui sentent le benjoin », sorte de fantasmagorie d’une people sur la vie de son peuple. Je ne pus m’empêcher de penser que notre royale soirée au bassin de Neptune fixée sur papier glacé n’aurait pas rendu une réalité moins aberrante que ce cottage champêtre embaumant l’eau-de-rose censé témoigner de l’habitat rural du XVIIIème siècle. Mais cela impliquait-il à terme la décapitation de toute une population accro à l’utopie de la bonne fortune sans violence et de la belle vie sans escroquerie ? (A moins que ce ne fut déjà en partie fait).
Il était près de minuit maintenant. Je traversai l’immense parc à la recherche d’une issue car je ne doutai pas que la police s’apercevrait sans trop tarder que je manquais à l’appel et mettrait quelques moyens pour me retrouver. Je longeai un moment un petit cours d’eau que je quittai pour me rapprocher du mur d’enceinte, en marchant sur une herbe molle dans laquelle mes chaussures italiennes de location s’enfoncèrent profondément. Enfin, je crus voir ma libération dans un chêne planté à quelques centimètres du mur par-dessus lequel se déployait une longue branche n’attendant plus que moi. Je m’agrippai au tronc en essayant de progresser jusqu’à elle ; je déchirai mon smoking à plusieurs endroits et dus lors d’un appui mal assuré ouvrir ma semelle gauche mais je finis à bout de force par l’agripper et à monter dessus. Il n’y avait ensuite plus qu’à progresser prudemment à califourchon. Après deux bons mètres, la branche s’inclina dangereusement et je chus, heureusement de l’autre côté, sur le toit d’une volière qui s’enfonça partiellement dans un piaillement furieux et une nuée de plumes. Un carré de lumière se dessina dans le noir, puis une silhouette. Un chien aboya furieusement. Il était juste temps de courir très-très vite. Je dus faire un crochet pour contourner le chien enchaîné et butai sur une grosse pierre en m’étalant, mais je finis quand même par sortir du jardin en escaladant un dernier parapet. Une route nationale déserte longeait un alignement de petites villas dont quelques fenêtres étaient encore éclairées.
Mon reflet dans une glace du lobby : la veste noire était lacérée de trainées vertes et couverte de tâches de boue parsemées de petites plumes ainsi que la chemise, le pantalon était déchiré aux genoux, aux fesses et entièrement mouillé à sa base, ma chaussure gauche baillait, bref, il valait mieux ne pas en rajouter et prendre un air détendu. Je saluai le réceptionniste de nuit avec un grand sourire sans m’attarder sur son expression crispée et pris le premier ascenseur disponible. La chambre n’avait pas encore eu l’honneur des poulets. Douche, rhabillage, taxi vers Paris.
Je retrouvai mon petit hôtel montmartrois vers 2h du matin pour constater que ma chambre avait été louée à d’autres. Comme il était plein, je terminai dans un Foirotel automatique avec lit en béton, cloisons en papier et sanitaires en décrépitude. J’allumai la télé et regardai la 12 sur un écran quasi-microscopique. La chaine repassait en boucle son dernier journal diffusé à minuit. Il y avait un premier reportage à Versailles sur l’enlèvement de Kenny Riviera. Où on voyait la grue de chantier amenée sur un camion qui avait servi à extirper le kidnappé de sa tente prénuptiale et à le déposer près de l’auto des ravisseurs. Un témoin du drame dans sa robe de chambre en soie était interrogé et parlait du bout des lèvres avec un drôle d’accent affecté, typique de la région dit-on. Il avait entendu les coups de feu alors qu’il était plongé dans « La mort du connétable » de Michel Droit, s’était approché de la fenêtre, avait bien vu une puissante berline noire démarrer sur les chapeaux de roue. Selon la police, il n’y avait encore eu ni revendication, ni demande de rançon. L’hypothèse d’une identité entre le gang des camionnettes grises et le meurtrier de Destouches et Gonzabal avançait par ailleurs à grand pas. Ce qui impliquait aussi que l’éduquateur social et le boucher du Vésinet n’étaient certainement que « les deux faces d’une même pièce macabre ». En résumé, je venais d’être élu bouc-émissaire de l’année et je n’étais pas plus content que ça.
Côté rétablissement de l’ordre républicain, le ministre de l’intérieur Gluant prenait les choses en main : il avait réuni dans la soirée un cabinet de crise dont je vis les membres sortir un à un au pas de charge avec une mine soucieuse extrêmement convaincante. Car la situation s’aggravait aux Coquelicots où le calme n’avait pu être rétabli dans la journée, la nuit s’annonçant encore particulièrement agitée ; il y avait même plusieurs blessés chez les CRS dont certains par balles de Kalashnikov ; on redoutait que les émeutes ne s’étendissent à d’autres quartiers. Pour calmer tout le monde, le ministre Gluant évoquait sur l’affaire des pistes concrètes devant mener à l’arrestation imminente des coupables. Puis je pensai à Cousine et à son probable interminable interrogatoire, matée par l’ensemble du commissariat, toute nue dans sa robe de sirène en loques. Décidément, elle n’avait guère de chance avec ses fiancés, mais je dus reconnaître qu’en la matière, elle avait des goûts super-spéciaux et qu’elle cherchait un peu la merde —quelque part.