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Billet de blog 28 janvier 2012

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Les paons de Tocardville (3) (Chapitre III)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Où le narrateur et sa cousine pénètrent au coeur d'un homme pour se rendre compte que c'est juste une façon de parler.

III

Nous filâmes avec notre butin vers la voiture sans même réenclencher l’alarme de la maison, tant Cousine était avide de dépiauter son trésor, promesse de coffiots gorgés de billets neufs nets d’impôt. Une fois installé, j’eus à peine le temps de lire l’intitulé de chacune des sept pochettes de couleur. La Corvette démarra en trombe et Cousine adopta immédiatement un style de conduite franchement sportif -les 580 chevaux du V8 exploités toujours aux limites du châssis donnèrent d’ailleurs un résultat plutôt mitigé quant à l’agrément de voyage sur les petites routes du coin.

« Nous somme suivis » affirma-t-elle après cinq longues minutes de calvaire brinquebalant. Dans le rétro, on voyait en effet la calandre d’une auto blanche qui s’acharnait à nos basques malgré la difficulté imposée par Cousine-Gran Turismo 6, qui m’avoua entre deux virages avoir appris la conduite en mode rallye sur sa console de jeux vidéo. Elle rejoignit la première autoroute venue et appuya gaiement sur l’accélérateur, nous en fumes collés à nos sièges. Je vis l’aiguille du compteur de vitesse dépasser en quelques secondes les 260 km/h et préférai ensuite ne plus regarder. De toute façon, nos poursuivants devaient être plantés bien loin sur place avec leur minable matériel d’espions amateur plafonnant peut-être à 200. Je rouvris les yeux alors que nous dépassions la sortie Daubeville à près de 300 km/h, Cousine toujours imperturbablement concentrée sur la route avec des autos qui se rapprochaient maintenant si vite qu’elles nous donnaient l’impression de foncer sur une route parsemée d’obstacles immobiles.

Lorsqu’elle considéra avoir créé un écart suffisant, elle bifurqua vers une sortie et nous reprîmes les départementales toujours à la limite des possibilités de la Barbie-car, les miennes étant dépassées depuis bien longtemps. Encore dix minutes d’épreuve pour atteindre les faubourgs de Crabourg. Elle gara la voiture dans un parking souterrain un peu à l’écart et nous longeâmes la plage à pied en nous demandant s’il valait mieux rester là ou retourner au Mort-Dandy. Nous prîmes finalement une chambre au Tera-Hotel pour nous y enfermer et explorer la riche documentation secrète de Clébard-le paon-de-tocardville.

On s’attaqua à la pochette au titre le plus engageant : « BANQUES ». Elle contenait les numéros et les codes d’accès internet d’un nombre incroyable de comptes différents dans des établissements du monde entier, en France mais aussi au Luxembourg, en Suisse, à Monaco, à Malte, aux Bahamas, au Liban, au Costa-Rica… Il y avait aussi des contrats de location de coffre-fort dans plusieurs agences de région parisienne et du sud de la France. C’était clair : on venait de lui mettre dans le baba, à Clébard-le-voleur et sa caverne anale.

La pochette « PROPRIETES » contenait les actes notariés d’une centaine de biens immobiliers achetés ou vendus par Clébard, avec très souvent, comme chez JR, les participations actives de la General Banking Consolidated et de la mairie de Maurjene-sur-seine. Mais d’autres noms de ville apparaissaient au générique, ce qui voulait certainement dire que la technique du carrousel des propriétaires avait fait des émules dans différents coins de France. Kléber Beauvillain en avait peut-être été un des instigateurs voire un des professeurs. La pochette « JOURNAL » rassemblait un salmigondis de notes assez difficilement déchiffrables qui feraient certainement le bonheur du juge Kim-Bernay et du commissaire Grau. En arrivant à décoder certains mots, ça ressemblait de loin à un bottin mondain recopié à la va-vite par un interne parkinsonien. La pochette « MARIAGE » contenait des projets de contrat pour ses prochaines épousailles avec Cousine. Je lui lassai donc en lire les termes à loisir, ce qu’elle fit avec des haussements d’épaule répétés traduisant une certaine déception sur les intentions dissimulées de son ex-chevalier marron.

Dans la pochette « COLLECTION », on trouva des certificats d’authenticité d’œuvres d’art et des factures pour des objets de très grande valeur marchande. Je me demandai dans quelle mesure ces pièces comptables n’étaient pas plus précieuses à ses yeux que les œuvres elles-mêmes, simples prétextes à sa frénétique spéculation. Les pochettes « SOUVENIRS » et « POEMES » me parurent déplacées, autant qu’aurait pu l’être une déclaration d’amour tendrement murmurée pendant une fête à la saucisse animée par une chorale de kazoos. On y trouvait des bribes de vers, des photos, des vieux tickets, des lettres… Rien de tout cela ne nous intéressait, comme si toute son humanité avait été dévorée par son matérialisme et que nous n’arrivions même plus à l’envisager autrement qu’en machine à amasser obsessionnellement du pognon. Il était pour nous l’agent économique quasi-parfait, rationnel, calculateur, égoïste et intéressé jusqu’à la malhonnêteté. D’ailleurs, qu’aurait-on bien pu fabriquer avec sa subjectivité de technocrate, nous n’étions pas là pour rédiger une monographie critique sur les affres et les sentiments d’un haut fonctionnaire douteux à la basse époque néolibérale. Même si, dans ces documents, résidait sans doute sa tragédie intime. Bon. Et alors ? A chacun la sienne.

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