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Billet de blog 28 janvier 2012

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Son cul au "paradis"

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Dans la culture occidentale, l’imaginaire de l’île idéale remonte au moins à la mythique Atlantide qui s’est perdu dans l’océan à mesure que la mémoire des hommes en faisait un mythe. Puis la chrétienté y a localisé son paradis, la renaissance y a fait naître l’utopie sociale au moment où émergeait un proto-capitalisme et l'individualisme protestant, Defoe en a fait un symbole triomphant de la colonisation blanche, Jules Verne y a localisé l’origine d’une civilisation avancée, Wells celui d’un cancer technologique, Tournier un questionnement sur les peuples colonisés, bref, chaque moment de notre civilisation y a cristallisé ses plus profonds doutes et convictions en purifiant par l’isolement l’essence de ses enjeux.
TF1 a diffusé dimanche dernier un reportage absolument estomaquant sur une île des Antilles achetée par un exilé fiscal français en Suisse, grand gagnant de la bulle internet, et complètement réaménagée à ses frais en « paradis »… Qu’est-ce donc le paradis sur terre en ce début de XXIème siècle ? Une île sillonnée de routes en bitumes parcourues par des voiturettes de golf, une maison de 8000 m2 habitée par quatre personnes, près de 200 employés payés dans les 500 € par mois venant du continent tous les matins… Telle est la caricature de l’imaginaire fabriqué depuis des dizaines d’années à coup de publicités, de films (se rappeler bien des fins situées sur une plage tropicale) et de séries télévisées (à vous de trouver…). Et quelle question résout l’île aujourd’hui sinon celle de l’hyper-individualisme, maladie du narcissisme infantile incontrôlé par l’absence de règles et par une échelle des valeurs renversée, impliquant notamment que le moi est supérieur à l’esprit ?
 J’entendais encore ce matin un thuriféraire du néo-libéralisme en appeler au sempiternel principe de réalité : bien sûr, la réalité n’existe pas, elle est une construction culturelle et idéologique protégeant en son sein un puissant imaginaire capable d’exercer sur la foule une attraction quasi-hypnotique. L’imaginaire de l’île-pour-soi a écrasé l’imaginaire de Thomas More et d’Utopia, première vision inquiétante et naïve d’une société collective.
Le néo-libéralisme s’est imposé à bien des consciences, martelant que seul le destin individuel était vérité (« que chacun se démerde, le monde a changé » a dit en substance Yves Montand un soir de 83), l’argent et l’avoir la seule vraie mesure universelle de la valeur, car « réelle » et concrète, palpable et pragmatique, sans faux-fuyant ni rhétorique creuse, tellement plus vendable en injections massives de messages publicitaires instantanés qu’une « réalité collective » déconsidérée par les expériences ratées du socialisme et par le kidnapping de la nation par les nationalistes.
Malheur donc aux vaincus de la destinée individuelle. Ils vivront non seulement la dégradation de leur moyen de survie mais aussi une dégradation profonde de leur propre image sociale (« raté », « assisté » donc et conséquemment « frustré ») jusqu’à pouvoir s’assimiler à ces rebuts sociaux que nos sociétés ont pu stocker massivement dans des ghettos de banlieue. Mais quand on entend le moteur du camion-benne arriver, et il passe et repasse depuis 2008, peut-on se résigner à être poubellisé de la sorte ?
Quand il faut trouver une issue, chacun tente de choisir la plus sûre : s’il faut passer une rivière, on cherchera à passer à gué plutôt qu’à construire un pont, s’il faut garder son emploi, on comptera sur sa citoyenneté, petit morceau résiduel d’imaginaire collectif, plutôt que d’envisager refaire la société. Et c’est un imaginaire de cauchemar que l’on convoque alors, celui du bouc-émissaire, de l’ennemi intérieur définissant par contraste le bon français éligible à la solidarité et à la citoyenneté, retrouvant ainsi l’image positive du peuple triomphant et solidaire, en niant les droits d’une catégorie d’autres aisément identifiables et par essence plus faibles. Sans rien changer sur le fond, ce qui arrange tous ceux qui souhaitent sauver l’essentiel, c’est-à-dire la conservation de leur mode de domination sur le monde.
C’est un scénario connu et ancien, vieux comme les rites sacrificiels, et rares sont les moments de l’histoire où une société sacrifie son roi. Pour cela, il faut mouvement intellectuel devenant culturel couronné par une révolution, souvent plusieurs.  Celle des années 60, où la jeunesse triomphante a rejeté les tutelles moralisatrices et hypocrites de l’ordre ancien, a détruit des entraves avec la promesse de refaire le monde. Promesse non tenue par les années 70. Au contraire, elles ont peut-être ouvert la voie à un autre mode de domination, plus insidieux, plus intime où l’individu s’est progressivement retrouvé face à lui-même, l’idéalisme continuant de se dissoudre dans le divertissement pour devenir l’apanage des groupuscules violents et des expériences manquées. Inutile d’y revenir.
Quel mouvement philosophique, culturel et social émergera-t-il des profondeurs comme une île volcanique pour porter un nouvel imaginaire social ? L’arrogance d’un Minc sur le mouvement des Indignés, prétendant qu’il était vide de système de rechange, montre à quel point le néo-libéralisme croit nous avoir fait atteindre un point de non-retour en transformant le monde entier en objet de désir marchand indépassable par le genre humain. Rien que cette formulation porte à rire, car elle témoigne d’un tel asservissement de l’homme qu’il est impossible d’imaginer qu’il ne s’en défasse un jour comme de n’importe quel autre tyran. Quand ? J’avoue l’ignorer. Les candidats s’accrochant tous au canot de sauvetage républicain aussi, je le crains.
Quant à notre insulaire, il peut en attendant garder son cul au "paradis" à défaut de son esprit, bien défendu qu'il est par la propagande stupéfiante et décomplexée des medias commerciaux.

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