L’avalanche d’éloges fades et de satisfecit bêlants voire benêts concernant le triomphe aux oscars de « The artist » m’a permis de mesurer encore une fois l’insignifiance abyssale du commentaire d’actualité. Et d’entendre citer les glorieux ainés qui avaient ouvert le sentier de la gloire, jusqu’à Claudette Colbert, en passant par Lelouche (hélas), Wargnier (…).
Aucune trace du plus grand cinéaste français qui obtint la statuette en 58, Jacques Tati, pourtant maître du film « presque muet ». Mais là est déjà « presque » son tort : son style. Aucune imitation, que de l’inspiration, pas de tripotage mélodramatique et de nostalgie univoque. Tati filmait son temps, et son temps c’était la modernité, la modernisation aurait-on dit à l’époque. A bonne distance, critique, inquiète, voyant se vautrer sans retenue une certaine élite dans un concept froid et fonctionnaliste (la technocratie ?) quand le populo trainait encore dans ses vieilles maisons rafistolées. Un bon vrai populo de campagne électorale d’ailleurs, celui que chaque candidat d’aujourd’hui voudrait ramener à lui comme un troupeau égaré dans les banlieues sans fin et le mitage urbain.
Et si « Mon oncle », oscarisé donc en 1958, faisait bien des concessions à des formes classiques de narration, Tati réalisa neuf ans plus tard « playtime », son chef-d’œuvre, dont la seule concession était peut-être le titre lui-même, en anglais, car tout le reste n’était qu’invention.
Dans ce film, la modernité l’a emporté. Les monuments anciens apparaissent parfois dans les reflets des bâtiments en verre des nouveaux quartiers, tous les mêmes. Le populo promu à la vie bourgeoise se délecte dans ses appartements vitrines après une journée de labeur passée dans des openspaces quadrillés de guérites. Des hôtesses-robots vantent des produits idiots dans des salons envahis par une foule moutonnière et crédule. Et, quand arrive le soir, on inaugure un énième club à la mode, le « Royal Garden », rendez-vous éminemment snob et mondain, où l’on vient manger des plats prétentieux et danser sur de la musique d’ascenseur aux couleurs exotiques.
Monsieur Hulot circule dans cette modernité monotone et dévorante, baignée par le gris, sous un prétexte étonnement actuel : il cherche du travail. En tout cas, il cherche quelqu’un qui pourrait lui en donner, un certain Giffard, qui semble être un de ces « promus » du populo parcourant inlassablement les immenses couloirs de son entreprise, sans cesse sollicité par le haut-parleur et le téléphone.
Voilà le synopsis trop rapidement planté, mais l’important n’est pas là. Car Tati s’interroge déjà sur les moyens de se défaire de cette "modernité totale" qui s’est emparé de l’urbanisme et a formaté les comportements, voire les croyances. Il ne croit pas à la fin de la solidarité et à la victoire de l’individualisme matérialiste, baignant dans la justification supérieure de la modernité.
D’ailleurs, cette modernité si imposante et si totale est constamment fragile. Des machines trop complexes. Des inventions trop absurdes. Des décors trop en toc. Cette sorte d’effort surhumain à ne pas être humain est vouée à l’échec. Et Monsieur Hulot y mettra la dernière touche.
« Playtime » aurait mérité un oscar, sans aucun doute. Mais personne n’y a compris grand-chose à l’époque. On s’est moqué de sa dialectique soi-disant naïve, beaucoup n’ont pas aimé sa forme non narrative, bref, si ça n’a pas été un bide, ça n’a pas été le succès nécessaire au remboursement d’une production ayant demandé la construction d’un immense décor et plusieurs années de tournage. Et, surtout, il n’a pas plu aux distributeurs américains, peut-être parce que ce film parlait du monde à venir avec des moyens neufs, plutôt qu’il ne parlait d’un monde ancien avec des moyens anciens.
Mais pour le coup, The Artist, c’est vraiment Jacques Tati.