Confusions, c'était le titre du dernier script de Jacques Tati au tout début de la décennie 70, jamais tourné. Car son chef-d'oeuvre de 1967, Play-Time, dévora entièrement son patrimoine et mit en fuite les investisseurs. Lesquels ne pouvaient décemment faire confiance à un homme qui s'échina près de dix ans à réaliser un film sans scénario au budget décuplé et au succès tout relatif. Pourtant, avec quarante ans de distance, la confusion semble bien la seule explication à ce que nous avons vécu.
A-t-on en effet jamais vu confusion plus grande ? La provocation a quitté les bas-fonds et habite les beaux quartiers. Un underground chic et propre a tous les avantages : une espérance de vie d'un patriarche biblique et le goût du soufre débarrassé de toute pesanteur morale. « je ne suis pas le bourgeois » que l'avant-garde s'amusait à crucifier dans le moindre de ses préjugés, mais « j'ai toujours mon fric et mon confort » que je ne tiens pas plus à partager.
Le banquier s'est mis à la « rock-and-roll attitude », le politique est devenu star de la télé et toutes les contraintes issues d'une codification rigoureuse des pratiques sociales ont, non pas disparu, mais sont descendues à l'étage inférieur, celui des cadres et des contremaîtres : pour eux, le risque du faux-pas est permanent.
Je ne fais ici que reprendre le constat fait dans les années 1990 par Christopher Lasch dans La révolte des élites.
La résurgence conservatrice qu'on observe aujourd'hui n'est qu'un (mauvais) signe du brouillard qui se lève et laissera voir en plein jour l'égoïsme douillet de pas mal de nos progressistes munis de leur croyance aveugle en la méritocratie, rhabillage pseudo-rationnel du darwinisme social, tandis que l'antique France patriarcale se réjouira de voir intacte sa cellule familiale, brique fondamentale de la société bourgeoise hiérarchique et inégalitaire.
« L'art officiel » des quarante dernières années témoigne de ce qu'aura été cette époque désormais finissante. L'art de Jeff Koons en tout premier lieu. Les finitions parfaites de ses sculptures, la qualité « industrielle » de leur aspect. Ce vernis si impeccable qu'on finirait même par ne regarder que ça, par n'aimer que ça, quand on n'aime pas tellement l'art en général, bien entendu.
Toujours est-il que cela fut pris pour une innovation : le kitsch étant, si je m'en tiens à la définition d'Hermann Broch (Quelques remarques à propos du kitsch), une caricature bon marché de formes d'art supérieures, il devenait avec Koons une caricature hors de prix de formes d'art populaires. (Pensons au célèbrissime Balloon-dog. Cependant, la forme si peu évoluée d'origine a conduit l'artiste a juste en augmenter démesurément la taille...)
Plus qu'une innovation purement gadget propre à n'exciter que les spéculateurs et les professionnels matois de la courtisanerie salonarde, cette copie déformée d'objets de la culture populaire à l'usage des riches témoigne d'un état d'esprit. Celui, par exemple, de Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI, qui adorait jouer à la bergère dans ses répliques de fermettes construites dans le parc du château de Versailles. Le hameau de la Reine a toutes les caractéristiques d'un balloon-dog : imitation précise, lissage parfait des détails, stérilisation du réel au profit d'une image uniquement agréable et, pire que tout, adoption superficielle d'une pensée devenue mode (celle de Rousseau…) sans en mesurer aucunement les implications.
Si Koons se réfère au pop art, celui-ci se référait à une contestation de la société marchande, contestation devenue hélas ambiguë par la pratique même de son fondateur (que l'on a voulu appeler « ironique », qualificatif utile à la justification floue). Toute la culture américaine de la seconde moitié du XXème siècle, elle-même héritière de l'avant-garde européenne d'avant-guerre, était profondément contestataire et celle-ci refusait tout particulièrement le modèle consumériste tel qu'il s'est pourtant imposé massivement jusqu'à nos jours au plus grand profit des oligarques, tout premiers collectionneurs de Koons et artisans de sa notoriété...
L'oligarchie, que nous avons laissé prospérer contre toute attente et malgré les promesses des années 1960, a profité de la confusion des années 70 pour être la seule à faire une proposition politique cnouvelle au seuil des années 80 : le néolibéralisme. Elle a mélangé avec habileté les désirs de libération des comportements individuels par une jeunesse éduquée, les souhaits d'émancipation des femmes et des minorités ethniques et sexuelles, leur soif d'opportunités, et l'éternelle volonté des dominants de pouvoir faire des affaires sans contrainte, quels que furent leurs échecs et leurs compromissions passés.
L'image de ce « deal », c'est l'art officiel des trente dernières années...C'est Koons, Hirst, Cattelan et leurs provocs' atrophiées et superficielles comme une chaumière du hameau de la Reine paraît si vaine et futile dans l'héritage immense du XVIIIème siècle. C'est l'image même d'un immense ratage, peut-être alors inéluctable, d'un rêve de modernité devenu chien ballon hypertrophié aux reflets métalliques et lisses : un gros joujou pour fortunes obèses.
C'est ça, le pop de l'oligarque.
Mais il n'est pas éternel.