Où le narrateur erre un peu avant sa prochaine mésaventure.
V
Le juge Kim-Bernay m’insultait carrément. Il était un peu plus de midi et j’étais venu en toute discrétion relever sa boite à lettres de la rue de Navarre. Les derniers messages de la pile étaient bien moins qu’amènes, me reprochant de ne jamais passer relever ses instructions et ses éléments de travail. Il regrettait amèrement de m’avoir fait libérer, que je ne méritais pas sa confiance et que la France avait besoin de patriotes d’une autre trempe.
Je ramassai son pensum dans un grand sac et cherchai un endroit discret pour en détailler le contenu. Toutes ces émotions commençaient à m’assommer, toutes ces responsabilités me pesaient et tous ces emmerdeurs m’usaient. Seule la menace de l’erreur judiciaire me tenait, ainsi que la cruauté de l’éduquateur social et du boucher du Vésinet. Mais au fond, je ne faisais que gâter mon talent.
Je traversai un piquet de manifestants devant le lycée Henri IV, en grève. La colère montait de partout, les flics étaient partout, la tension était perceptible. J’entrai dans un grand café de la rue Soufflot, peuplé d’étudiants excédés par la présence des CRS.
Je constatai avec dépit que le juge m’avait photocopié l’intégralité du dossier d’instruction, soit un gros tas de paperasses. Il avait ajouté au sommet de la pile un entrefilet récemment paru dans un journal économique faisant état de rumeurs pessimistes sur l’état de la filiale immobilière de la General Banking Consolidated. « Le nouveau contrôleur des comptes remplaçant feu Aldebert Destouches refuserait de valider le bilan pour irrégularités de gestion. Le gérant de la filiale immobilière, Jernej Paprida ne fait aucun commentaire ». Puis le juge avait écrit : « leur système va s’effondrer, grand danger. Pouvez-vous en savoir plus ? ». « Non je peux pas » aurais-je répondu spontanément si je n’avais pas si bien intégré les règles désuètes de la politesse et de la grammaire.
Je lui fis part, dans un message que je lui rédigeai sur un bloc-notes publicitaire, de nos découvertes récentes et en particulier des restes du journal de Kléber Beauvillain dont nous avions fait quelques photocopies avant de le planquer en lieu sûr. Je lui assurai pour conclure quelques vagues promesses quant à sa demande et retournai déposer ma réponse rue de Navarre par un autre chemin tout aussi biscornu qu’à l’aller.
Une sorte d’usure me gagnant, je me mis à flâner sans but dans le quartier latin. Ça sentait la poudre. Quelque chose devait craquer. Des jeunes pas encore SDF commençaient à installer des tentes partout, pour protester, des chômeurs heureux se pavanaient à la télé et des salariés se suicidaient en se foutant le feu… Bien sûr, il y avait toujours des tentatives de stimuli médiatiques pour faire croire à l’Entreprise-mère-de-toutes-les richesses, mais on était loin des chromos hebdomadaires des années 80 du genre « Martine et sa pelle à crottes magique qui lui a rapporté des milliards » ou « Heidi et son balai à chiotte lumineux ont conquis la Tasmanie ». Tout le monde savait que l’écrasante majorité des entrepreneurs ramait pour boucler les fins de mois et ne pas couler, qu’ils ne toucheraient jamais que le salaire de leur peine. Et que ceux qui avaient amassé des fortunes n’avaient la plupart du temps jamais rien inventé mais profité à mort des martingales roboratives, « achetez en gros, vendez en lots », « pipeautez à mort avec l’internet », « faites payer les pauvres », « faites payer l’Etat », « spéculez sur le lek » inventées par les alchimistes de la grâce en ersatz pour gaver tout un peuple de paons à la vanité déraisonnable, élevé au gros grain de la suffisance en concept et frustré de n’atteindre jamais le statut des rock-stars de leur adolescence prétentieuse.
Mais voilà, la basse époque néolibérale en arrivait elle aussi à sa fin. Après l’euphorie, après l’entre-deux, le temps des premiers scandales et des doutes, on arrivait au bout, au trognon même du dogme dénudé de tous ses oripeaux, c’est-à-dire : rien. Rien qui n’aille au teint des circonstances, flottant comme un dollar, vaporeux comme un cours de bourse, subreptice comme une opportunité, insidieux comme une rumeur, changeant comme une opinion, solide comme une dune de sable, durable comme un modèle de voiture… La liberté totale compressée dans un insondable billet de banque.
Devant la bibliothèque de la Sorbonne, un meeting s’était improvisé. Un jeune rouquin en jeans et vareuse militaire haranguait une centaine d’étudiants désœuvrés, perché sur le toit d’une fourgonnette ; il commençait à bien les échauffer. Pour pimenter son discours, il prit à partie une escouade de CRS stationnée à une cinquantaine de mètres du côté Panthéon. Le capitaine devant être un peu sanguin, les CRS chargèrent brusquement dans la ruelle sans sommations, matraque levée. La petite foule s’égaya en courant, le jeune leader sauta du toit après leur avoir fait un bras d’honneur majestueux mais il dut se tordre la cheville à l’atterrissage car il se mit à courir aussi lentement que moi. Nous bifurquâmes à droite dans une minuscule ruelle, quelques CRS y entrèrent à leur tour, une porte s’ouvrit sur notre gauche, on s’y précipita. Elle se referma.
Je sentis alors une terrible douleur irradier mon dos, tout mon corps se crispa et je n’eus plus la force de tenir debout. Je vis du sol un chauve goitreux pousser le jeune gauchiste vers le fond du couloir en disant : « c’est un appariteur, faut s’en méfier. »