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« Dis, maman, pourquoi tout le monde déteste la police ? » demande un enfant à sa mère, elle-même policière. Rarement un film aura mieux répondu à cette question que Dossier 137, d’où la réplique est extraite (bande annonce du film ici). Après le très beaux La Nuit du 12, Dominik Moll continue donc d’approfondir le thème de la police, dans un film encore une fois subtil et complexe. En effet, traitant d’un acte de violence policière pendant le mouvement des gilets jaunes, bavure « inspirée de faits réels » qui rappelle fortement l'agression d'Olivier Beziade du 12 janvier 2019 à Bordeaux[1], le film adopte le point de vue de l’IGPN. C’est un choix rare et très fructueux qu’opère ici le film, évitant la version testostéronée et limite propagandiste des agresseurs (on pense notamment aux films de Cédric Jimenez, bien sûr), mais aussi le point de vue des victimes développant presque par nécessité un discours critique sur la police[2] : il s’agit en effet non pas (ou pas seulement) de combattre une idéologie ou une institution, mais de la comprendre.
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Rien n’est plus ravageur, il me semble, justement que ce point de vue critique de l’intérieur, ce travail acharné mené pied à pied par la commandante de l’IGPN incarné à l’écran par Léa Drucker (Stéphanie Bertrand), qui veut mener son enquête jusqu’au bout – et par là comprendre et nous faire comprendre les problèmes inhérents à l’institution policière – dans le but même de sauver la police. Essayant de déterminer et prouver les responsabilités des policiers fautifs de la destruction d’une vie humaine, et échouant à trouver des circonstances justificatives pour ceux qu’elle désigne tout au long du film comme des collègues, la commandante de l’IGPN nous révèle non pas seulement la culpabilité d’un ou deux individus – rituellement désignés comme des « brebis galeuses » dans le discours médiatico-politique ambiant – mais l’ensemble de la chaine causale qui mène à la catastrophe, et l’ampleur herculéenne de la tâche à accomplir pour assainir cette institution, tant la gangrène est systémique.
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De fait, le film ne recule pas devant la culpabilité, et même la noirceur morale, des policiers qui tirent – et vont même jusqu’à frapper la victime à terre et la laisser agoniser sans lui porter secours, actes qui seraient révulsant s’ils n’étaient devenus tristement banals. Mais il souligne aussi bien sûr la solidarité corporatiste des collègues, de la hiérarchie et des syndicats qui justifient l’injustifiables aveuglément – et parviennent à faire plier l’enquête. Le film n’évite cependant pas non plus le contexte spécifique du maintien de l’ordre et des manifestations des gilets jaunes[3], la fatigue des policiers, la désorganisation totale de leur hiérarchie et l’inexpérience absolue de certains fonctionnaires impliqués – qui sont dans le film issus de la BRI. La responsabilité des politiques – nommons au moins les principaux concernés : Emmanuel Macron, Edouard Philippe et Christophe Castaner – est à cet égard flagrante, et peut-être un peu trop minorée par le film.
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Suivant ce contexte, on se demande alors si l’on peut réellement s’acharner sur un ou deux individus, même moralement mauvais et factuellement fautifs, pour un système dont ils ne sont pas entièrement comptables (même s’ils auraient certes pu refuser une mission qui ne correspondait pas à leurs attributions habituelles), quand les véritables responsables – élus, ministres, préfets, etc. – ne seront jamais inquiétés. Là n’est de toute façon pas la véritable question du film, qui évite à chaque moment et avec talent le piège de l’anecdote ou de la seule focalisation interne. La question qui l’anime est celle de l’énigme posée plusieurs fois dans le film : « pourquoi tout le monde déteste la police ? », à laquelle Stéphanie Bertrand, elle-même donc policière, essaie éperdument de répondre tout au long de l’histoire. L’épuisement du personnage répond par le fait à la question : tout le monde déteste la police car personne ne peut la réguler, lui faire prendre ses responsabilités ni même contrôler son action tant son pouvoir est devenu grand et tant le coût politique d’une telle tentative serait important[4].
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C’est d’ailleurs peut-être le seul reproche que je pourrais faire à ce film : mon sentiment à la fin de la projection était mitigé et m’a fait prendre conscience de la proximité entre la colère et l’accablement[5]. L’impuissance même du personnage principal, qui incarne à l’écran nos espoirs, notre colère et notre combat, nous réduit à une frustration intenable. Alors que la commandante Stéphanie Bertrand soutient tout au long du film contre ses collègues policiers hostiles que l’IGPN pourrait restaurer la confiance de la population dans la police, le déroulé des évènements lui donne tort, et le personnage finit écrasé par les rouages du système, s’apercevant que l’IGPN ne fait que garantir l’impunité policière. La démission morale de ce personnage, l’ironie mordante de la voir à son tour sur le banc des accusés, ainsi que la brutalité de l’impunité policière et la violence des coups qu’ils ont porté et des images qui en sont faites pourraient bien nous amener à baisser les bras. N’y a-t-il alors rien à faire contre la violence policière ? Assurément, Dossier 137 ne peut rien, à lui seul, face à ce problème qui s’inscrit dans un système qui le dépasse largement. Mais quel film plus juste pourrait-on faire aujourd’hui ?
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[1] Voir notamment Le Monde, « Enquête : comment un tir de LBD a gravement blessé un ‘gilet jaune’ à Bordeaux », Le Monde, 17 octobre 2019, https://www.youtube.com/watch?v=79GJ4DYYVlc
[2] Je pense ici au très beau documentaire Un pays qui se tient sage, de David Dufresne (2020)
[3] Une dernière référence sur le même thème : La Fracture, de Catherine Corsini (2021).
[4] On se souvient à ce sujet du mémorable « Vous obéirez », adressé par Jean-Luc Mélenchon à un policier : https://www.youtube.com/watch?v=FMTuYVRIv-E
[5] Ces deux sentiments étaient, à quelque chose près, au cœur de l’exposition Soulèvements, dirigée par Georges Didi-Huberman, qui a par la suite continué ses recherches sur le phénomène inverse : comment on passe des larmes aux armes.