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Billet de blog 31 mai 2023

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Photographie critique et photographie hégémonique au Centre Pompidou

Tout semble rassembler les photographes contemporaines Lynne Cohen et Marina Gadonneix. Pourtant, l'exposition du Centre Pompidou les oppose plus qu'elle les rapproche, notamment sur le plan politique : par contraste avec l’œuvre éminemment critique de Lynne Cohen, celle de Marina Gadonneix ressemble fort à une ode au statu quo.

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Du 12 avril au 28 août 2023, le Centre Pompidou propose une exposition croisée des photographes Lynne Cohen et Marina Gadonneix. Il s’agit d’une occasion unique de voir autant d’images des deux artistes, au travail particulièrement important. Pourtant, dès l’entrée, on ne peut que s’interroger sur les fondements même de l’exposition, sur la raison d’être de cette association.

Illustration 1
2023 - Exposition de Lynne Cohen et Marina Gadonneix au Centre Pompidou

Certes, la première salle met l’accent sur la fascination de Marina Gadonneix pour Lynne Cohen, qu’elle découvre alors qu’elle est encore étudiante et avec qui elle entretient une – brève – correspondance quelques mois avant sa mort, en 2014[1]. Certes, les deux œuvres ne sont pas totalement étrangères, notamment du fait de l’inspiration qu’y puise Marina Gadonneix : comme le souligne le fascicule de l’exposition, les deux artistes photographient effectivement toutes deux des intérieurs, des lieux privés et publics pour interroger notre rapport au savoir, au divertissement, à la sociabilité… Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander ce que, hormis la possibilité de voir chaque œuvre en détail, nous apporte cette exposition en deux parties séparées ; en quoi le croisement des deux œuvres est-il intéressant, que nous donne-t-il à voir ?

Illustration 2
2023 - Hélène Mauri - Exposition Lynne Cohen et Marina Gadonneix au Centre Pomidou

La question se pose en effet, tant on peut craindre, au début, que cette rencontre ne se fasse que sur des critères de ressemblance formelle – qui est bien réelle, mais qui ne suffit pas à construire un propos cohérent et constructif. Pire encore, ces similitudes semblent parfois si prononcées qu’elles en deviennent gênantes, d’autant plus qu’elles sont soulignées par la scénographie de l'exposition.

Illustration 3
Photographies de chambre anéchoïques par Lynne Cohen (1999) et Marina Gadonneix (2016), rapprochées dans l'exposition du Centre Pompidou

La photographie de Lynne Cohen sur les lieux d’exercice de la police fait ainsi face à la série de Marina Gadonneix photographie un centre d’entraînement pour pompiers ; les deux photographies de chambres anéchoïques, réalisées à 20 ans d’écart par les deux photographes, sont côte à côte ; enfin, la série sur les studios de reproduction d’œuvres d’art de l’artiste française fait étrangement écho à la photo « Spots on Wall » de l’artiste canadienne. Au fur et à mesure de l'exposition, on a donc le sentiment dérangeant que le rapprochement des deux œuvres, opéré par le Centre Pompidou, ne se fait pas au profit de l’artiste contemporaine, qui semble, dans l’exposition, souvent trop proche de ce qu’a pu faire Lynne Cohen, et par-là assignée au statut de suiveuse.

Illustration 4
2014 - Marina Gadonneix - Untitled (5 roman Bronzes, anonymous)

Pourtant, il serait trompeur de réduire le travail de Marina Gadonneix à une simple copie des photographies de Lynne Cohen. En effet, le rapprochement des deux œuvres permet aussi de repérer, parmi les similitudes, des différences importantes. Plus que dans les thèmes abordés, ces différences s’observent principalement dans le style même des images, marquant inévitablement le changement d’époque entre les années 1970-80 et les années 2000-2010.

Illustration 5
2004 - Lynne Cohen - Spots on the Wall

Cependant, si l’on peut certes voir dans l’austère esthétique noir et blanc de Lynne Cohen la trace d’une influence conceptuelle ou minimaliste et dans les compositions virtuoses et impressionnantes de Marina Gadonneix la marque d’une attitude plasticienne contemporaine, ce changement de style semble indiquer plus qu’un changement d’époque. Il souligne avec force que les deux photographes suivent deux démarches très différentes.

Illustration 6
2023 - Exposition de Lynne Cohen et Marina Gadonneix au Centre Pompidou

Pour le dire en un seul mot, les images de Gadonneix sont très belles, voire esthétisantes : le choix des couleurs, des contrastes ou des lignes est, à chaque fois, saisissant et frappant d’harmonie, d’équilibre, de mystère.

Illustration 7
2014 - Marina Gadonneix - Untitled (le baiser, Auguste Rodin)

À l’inverse, Lynne Cohen semble s’échiner à montrer ce qu’elle photographie dans son authenticité, son usure, ses marques d’usage.

Illustration 8
1984 - Lynne Cohen - Classroom

Les rapprochements des séries sur la police et les pompiers ou sur les chambres anéchoïques sont à cet égard très révélateurs des différences dans les démarches des photographes.

Illustration 9
2012 - Marina Gadonneix - The House that Burns Everyday

Là, la photographe française immortalise dans une série, au titre très évocateur, un terrain d’entraînement pour les pompiers, par le biais d’images grises, qu’on croirait encore enfumées, solitaires et parées d’un mystère qui ouvre l’imagination du public.

Illustration 10
1989 - Lynne Cohen - Police Range II

À l’inverse, le noir et blanc, également très doux, du stand de tir photographié par Lynne Cohen, suscite la défiance, voire la peur, ou la surprise devant l’architecture du lieu – qui ressemble à une cave –, l’agencement des objets – apparemment posés là sans ordre ni intention – et le style des figures – aujourd’hui résolument rétro.

Tout est là : d’un côté, la puissance, l’autorité du lieu et de l’institution ; de l’autre, leur fragilité, leur caractère arbitraire et profondément humain. D’ailleurs, les textes de l’exposition confirment au spectateur cette sensation : on évoque d’un côté « les tâches vitales dans notre société [des soldats, policiers, pompiers ou journalistes télé] pour la protéger, la contrôler et la médiatiser » ; de l’autre, une citation de Lynne Cohen réfute la « neutralité » de ses images « en espérant que les spectateurs réfléchiront à ce qui est fait en notre nom. » Le premier texte encense – de manière assez choquante au vu de l’actualité – le rôle « de contrôle » des forces de l’ordre quand le second nous enjoint à adopter un recul critique vis-à-vis des institutions[2].

Illustration 11
2012 - Marina Gadonneix - The House that Burns Everyday

Cette opposition se reconduit en fait à chaque fois que l’on compare le travail de Cohen et de Gadonneix : les images de cette dernière semblent à chaque fois tomber dans certaine esthétisation, une fascination, un assujettissement devant leur objet. Ainsi, quoique très belles – là n'est pas la question –, les images de la série Phénomènes, réalisées dans « des laboratoires de haute technologie », ne nous permettent à aucun moment de comprendre, critiquer ou mettre en perspective les protocoles scientifiques, leurs résultats ou leurs mises en application.

Illustration 12
2016 - Marina Gadonneix - Untitled (Gravitational wave)

Les images sont alors aussi spectaculaires que les moyens scientifiques mis en jeu. Les cartels, très détaillés, ne font que renforcer cette mise à distance, cette infériorisation des spectateurs : à quoi servent toutes ces informations techniques, nécessairement lacunaires, à un public qui ne peut être uniquement composé de spécialistes ?

Illustration 13
2016 - Marina Gadonneix - Untitled ( 36000 km from earth, #1)

Que doit-on retenir des textes sur les satellites géostationnaires – situés à la distance inconcevable de 36 000 km – et de leurs systèmes de communication ? S’agit-il d’ondes sonores ou d’ondes électromagnétiques, et dans ce cas, quel besoin d’une chambre anéchoïque ? Ce dispositif, nous fait juste comprendre qu’on ne comprend pas, et réhabilite l’autorité verticale des sachants et des spécialistes.

À l’inverse, le travail de Lynne Cohen contient une force critique évidente, mettant notamment à distance la société de consommation, la construction du savoir et les protocoles d’apprentissage. L’exposition ne s’y trompe pas, et rappelle à plusieurs reprises le positionnement politique de son œuvre. La photographe affirme par exemple que ses installations sont « politiquement et esthétiquement chargées ». De son côté, l’œuvre de Marina Gadonneix, loin « d’anticiper ce qui va advenir » comme le prétend un texte mural, semble ici surtout justifier ce qui est, renforcer le statu quo et l’éloigner de toute remise en question.

Illustration 14
1974 - Lynne Cohen - Model living room

[1] Le texte d’introduction de l’exposition semble vouloir maladroitement exagérer l’importance de cette correspondance, interrogeant dès le départ sur le projet curatorial. Le texte se termine ainsi : « Fin 2013, les deux artistes entament une correspondance qui se prolongera jusqu’à la mort de Lynne Cohen en avril 2014. » Une prolongation qui a donc probablement duré moins de 6 mois…

[2] Le cartel de la photographie précise : « L’architecture de ces installations est aussi révélatrice que leurs accessoires : l’étroitesse des lieux accentue la tension de la situation de tir ; les images et les formes des cibles reflètent les stéréotypes sur l’adversaire. »

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