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Billet de blog 8 avril 2022

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Voter ne suffira pas

En ce moment, entre militants de gauche, on s’engueule pour savoir s’il vaut mieux faire un vote « de conviction » pour quelqu’un qui perdra au premier tour ou un vote « utile » pour quelqu’un qui perdra au second (ou un vote blanc ou une abstention). On manque sérieusement d’ambition…

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On se fait du mal à chercher entre nous les responsables du résultat merdique sur lequel cette élection va déboucher. Si X ou Y plafonne à 5 % (ou 3 %, vous avez l’idée) en dessous du score dont il aurait besoin pour passer (et perdre) au second tour, ce n’est pas la peine de culpabiliser 5 % (ou 3 %) d’électeurs – pris arbitrairement légèrement à sa gauche où à sa droite – qui ont préféré voter autrement. Raisonner comme ça, c’est passer à côté des mécanismes qui assurent aux défenseurs de l’ordre social existant un avantage décisif sur les tenants d’un véritable changement de société.

Tout d’abord, une élection nationale, c’est des dizaines de millions d’inscrit.e.s. C’est un exercice dans lequel le pouvoir de décision est atomisé, fractionné entre un nombre gigantesque de personnes qui, au moment du vote, n’ont pas connaissance du choix exprimé par les autres. Chacun.e se retrouve donc dans l’immensité de la foule de votant.e.s, avec son atome de pouvoir décisionnel, sans connaître les choix des autres, à devoir décider en fonction de ses convictions mais également en fonction des règles du scrutin (ici : uninomial à deux tours) ainsi que de principes stratégiques hautement spéculatifs, dans lesquels la décision supposée des autres influe sur la leur. Chacun.e réfléchit en fonction des intentions prêtées aux autres dans une boucle qui s’auto-alimente et qui garantit que le tout est hautement instable et évolue très rapidement selon des modalités qui interdisent globalement toute prédiction fiable.

Dans ces conditions d’incertitude, prendre les résultats de l’élection une fois le vote terminé pour constituer les « bons » et les « mauvais » groupes d’électeurs (selon que le recollement de tous les atomes de pouvoir décisionnel aura donné une tendance plutôt qu’une autre) n’a pas vraiment de sens. Quant à la pratique qui consiste à supposer les résultats de l’élection avant qu’elle ait lieu (en s’aidant de sondages qui modifient le vote plus qu’ils ne le décrivent) et à distribuer les bons et les mauvais points avant même que l’élection n’ait lieu, elle a des effets délétères sur la vie démocratique.

Mais tout ça n’est pas le plus important. Pour comprendre le résultat d’une élection, on ne peut pas se contenter d’étudier son fonctionnement interne. Il faut regarder le contexte plus général dans lequel elle arrive. La société dans laquelle nous vivons est régie par des structures, des institutions, des principes… Elle fonctionne en permanence et n’attend pas les campagnes politiques pour influer sur nos représentations et nos manières de penser. Elle est notamment très inégalitaire : il y a clairement des personnes à qui la société profite et des personnes qu’elle exploite, des dominants et des dominés. Les dominants ont un intérêt matériel à la continuation de l’ordre social existant, et les dominés ont un intérêt matériel à sa modification. Mais tous ne sont pas égaux dans les moyens de faire valoir leurs intérêts. Les personnes disposant d’importants moyens matériels ont de nombreuses manières de mettre ceux-ci au service de leurs intérêts :

-soutenir les partis politiques qui défendent leurs idées (au sens large, que ce soit financièrement ou par différents services : mise à disposition de locaux, de salles de réception ou de meeting, mise en relation avec des particulier ou des entreprises…)
-financer des personnes, des écoles, des fondations pour donner à leurs intérêts particuliers l’apparence de l’intérêt général, voire de la vérité « scientifique » (en passant par différents « experts », « économistes », think tanks…)
-acheter les moyens d’information qui leur permettent de diffuser largement et à longueur d’année leurs discours d’intérêts particuliers repeints en discours d’intérêt général
-peser sur le système éducatif pour que celui-ci valorise leurs codes sociaux particuliers
-payer des avocats pour mettre sur pied des projets de loi à diffuser auprès des élus
sans compter les autres moyens auxquels je ne pense pas ou que je ne perçois même pas.


L’idée est de se rendre progressivement indispensable au bon fonctionnement d’une institution (par un financement par exemple), puis d’utiliser son statut pour peser dans la manière dont l’institution fonctionne, de manière à aligner cette dernière sur ses intérêts de classe ou particuliers. On prendra cependant garde à ne jamais dévoiler trop crûment cet état de fait, l’hypocrisie du non-dit étant préférable pour que tous les acteurs de ce jeu gardent la face.

C’est ainsi qu’à longueur d’année, les canaux d’information sont saturés par les « experts », éditorialistes et interviewers qui défendent les structures d’exploitation existantes et tentent de nous faire croire qu’elles sont souhaitables et légitimes. C’est pour cela que les positions critiques de nos modes de production et de décision sont reléguées à la marge, présentes épisodiquement, juste assez pour que l’on puisse affirmer qu’elles ne sont pas interdites du débat public. C’est ainsi que les gouvernants et les entreprises les plus puissantes dépensent plus d’argent, de temps et d’énergie à trouver des éléments de langage pour travestir l’égoïsme et le cynisme de leur action qu’à se préoccuper des conséquences de celle-ci. C’est ainsi qu’à longueur d’antenne, des journalistes reprennent sans le questionner le vocabulaire élaboré dans les think-tanks et diffusé par la classe politique et le patronat. Il est devenu par exemple banal aujourd’hui d’entendre un journaliste appeler « plan de sauvegarde de l’emploi » ce qui est son exact contraire : un plan de licenciement. Banal aussi d’appeler « forces de l’ordre » la police et la gendarmerie, même lorsque celles-ci éborgnent et mutilent des manifestant.e.s non violent.e.s. Banal encore de dire qu’il est important de « sauver » les océans, les forêts, la planète et la biodiversité lorsqu’en réalité il est simplement nécessaire d’arrêter de les détruire. Banal toujours de se focaliser sur la surconsommation (et donc le consommateur) lorsque celle-ci n’est que la conséquence de la surproduction et du matraquage publicitaire (donc de l’appareil de production) sans lesquels le système de prédation capitaliste ne pourrait aujourd’hui plus fonctionner. Banal enfin d’appeler démocratie un régime dans lequel la distribution du pouvoir de décision n’est clairement pas égalitaire ; et qui a fait de l’élection – processus par lequel le citoyen renonce à son pouvoir en le remettant à une autre personne – le marqueur de la démocratie, alors qu’elle en est au mieux une expression approximative et au pire le contraire, en particulier lorsque les mandats ne sont pas révocables et lorsque les campagnes électorales n’ont pas pour but de consulter les citoyens mais de manipuler les électeurs en torturant le langage et en souriant juste assez longtemps pour recueillir leur procuration de pouvoir.

Votez comme vous voulez (ou abstenez vous), mais une fois l’élection passée il faudra qu’on se demande collectivement comment créer un contexte favorable à l’émergence d’une société démocratique, c’est à dire (pour paraphraser la formule du philosophe Paul Ricoeur) qui se reconnaît traversée par des contradictions d’intérêts et qui tente réellement d’associer chacun.e à parts égales dans l’énonciation de ces contradictions, leur analyse, leur délibération et leur arbitrage. Pour que cette formule ne reste pas que des mots et que l’on n’attende pas la prochaine élection et la prochaine désillusion, il faudra faire valoir que notre condition de citoyen.ne ne se résume pas à abdiquer une fois tous les cinq ans notre pouvoir de décision à un.e président.e monarque qui n’aura aucun compte à rendre, à l’issue d’un processus biaisé qui favorise les défenseurs de l’ordre existant.

Pour simplifier à gros traits, il est dommage que le public des gilets jaunes, celui des mouvements sociaux « traditionnels » et celui des banlieues, qui tous les trois souffrent (bien que différemment) des mécanismes d’exploitation sur lesquels notre ordre social est construit, ne se rencontrent que marginalement et n’aient pour l’instant pas réussi à reconnaître leurs intérêts respectifs comme légitimes et à s’organiser ensemble pour précipiter la fin du modèle de société actuel. L’avenir proche pourrait nous donner de telles occasions. La crise écologique, la crise énergétique, la crise économique et sociale, ne manqueront pas de fournir des moments de vacillement du système, qu’il nous appartiendra de saisir comme acteurs plutôt que comme spectateurs, pour s’assurer qu’il ne s’en relève pas. Il faudra alors réussir à promouvoir un régime réellement démocratique, c’est à dire à reconnaître les intérêts de chaque personne comme d’importance égale, pour ne pas voir un nouveau système d’exploitation et de domination remplacer l’ancien.

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