Quelles images est-ce que l'artiste emporte avec lui ? C'était ça la question la plus douloureuse après l'annonce de la mort de David Lynch. Plusieurs personnes se sont souvenues de la mort de Bowie en janvier 2016 : là aussi les hommages pleuvaient, bien au-delà du domaine de spécialité de l'artiste, démontrant la profonde influence d'un visionnaire sur les sphères les plus élitistes de l'art expérimental comme sur la pop culture, et surtout sur la vie des gens, sur leur regard, leur sensibilité, sur des choses parfois essentielles qu'une chanson, qu'un film leur a révélées sur ell·eux-mêmes (j'aime beaucoup le titre du livre David Bowie Made Me Gay, vivement qu'il en sorte un sur Lynch). Et moi aussi depuis Bowie je n'avais pas été aussi attristé par la mort de quelqu'un que je n'ai jamais croisé. Parce que oui moi aussi ce sont des artistes qui m'ont profondément marqué (how original!), mais c'est surtout ce sale goût d'inachevé...
Bowie venait de sortir Blackstar, un album dont il savait qu'il était le dernier et dont il a fait, dans un geste artistique complètement fou, son propre tombeau musical. Mais entre le 8 (sortie de l'album) et le 10 (mort de Bowie), tout ce qu'on voyait c'était un artiste en pleine forme, encore capable de se réinventer. Pour Lynch, la chronologie n'a pas été aussi serrée, mais on l'avait vu récemment dans The Fabelmans, dans le rôle de John Ford (choix de casting à la fois très contre-intuitif et absolument évident) et on savait qu'il cherchait à produire un long métrage. C'est peut-être ça le plus dur, se dire que la filmographie de Lynch ne s'agrandira plus.

Agrandissement : Illustration 1

Je ne vais pas m'étendre ici en hommage cinéphile, analyser telle scène qui a révolutionné tel dispositif, etc. Ça a de toute façon été largement fait, et puis je trouve que c'est une tâche un peu ingrate d'analyser un film comme Mulholland Drive, qui se suffit à lui-même à ce point-là. Paradoxalement, c'est peut-être le cinéaste qui a le moins besoin d'exégètes qui attire les plus bavards, ceux qui tiennent à montrer qu'ils ont compris et qui figent le sens quand la signification est multiple, et qui tentent de gatekeep des œuvres, des images qui appartiennent déjà au plus grand nombre (en témoigne l'immense succès populaire de Twin Peaks).
À la limite je pourrais convoquer quelques souvenirs, Elephant Man vu enfant, sur un vieux poste de TV à l'école, perché dans une salle en sous-sol dont je me souviens comme très lynchéenne elle aussi, ne pas très bien savoir quoi faire de ce fever dream. Plus tard une séance d'Eraserhead qui m'a fait comprendre le malaise au cinéma, l'importance fondamentale de la salle là-dedans (ne pas pouvoir arrêter le film, ne pas pouvoir sortir). Et l'importance de la musique qui peut transfigurer la scène la plus simple, comme dans Lost Highway, un ralenti, une guitare plaintive, la voix de Lou Reed... Et bien sûr Mulholland Drive, « No hay banda », peut-être la meilleure séquence qui existe sur ce que c'est, le cinéma.

Agrandissement : Illustration 2

Mais Lynch est exactement le contraire d'un donneur de leçons. C'est quelqu'un qui refuse d'expliquer mais qui inspire et à qui on doit sans doute bien plus que ce qu'on peut imaginer. Une anecdote à laquelle je pense parfois c'est Boris Bergman, parolier de Bashung, avec lui à Londres pour enregistrer son album Pizza. Bergman va voir Elephant Man au cinéma, pleure, et écrit juste après « Vertige de l'amour ». J'ai envie de croire qu'il y a un peu de John Merrick dans cette chanson. Non, Lynch n'est pas un donneur de leçons.
Ce qu'on peut faire à la limite, c'est prendre quelques notes.
Je vous passe les miennes mais ça n'engage que moi.
1. La souffrance / la colère / la peur c'est que ça : de la souffrance / de la colère / de la peur
Lynch est considéré à juste titre comme le cinéaste du bizarre, mais contrairement à beaucoup de réalisateurs qu'on cite souvent dans les listes de weird movies (Lars von Trier, Gaspar Noé, ai-je vraiment besoin de citer Polanski), il semble avoir un rapport éthique assez clair à ce qu'il filme et ne pas, par exemple, valoriser la violence pour elle-même, ni considérer que violenter les acteurs (et surtout les actrices) est un passage obligé pour tourner une scène violente. Un extrait de son livre Catching the Big Fish (2006) a beaucoup circulé en ligne, où il explique que pour lui, crier sur les acteur·ices ou les piéger d'une manière ou d'une autre pour obtenir quelque chose d'ell·eux lui semble pathétique et stupide. La peur, qui devient de la haine ou de la colère est un sentiment dont il n'y a, sur un tournage, rien de bon à tirer. Ce sont bien sûr des choses qui résonnent particulièrement après #MeToo (les agressions sexuelles dans le milieu du cinéma et la violence en quelque sorte sacrificielle qui s'abat sur les actrices à Hollywood est d'ailleurs, comme cela a beaucoup été dit, au cœur de sa trilogie de films tournés à Los Angeles, Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire).

Agrandissement : Illustration 4

Un autre extrait du livre a beaucoup circulé, où Lynch parle de Van Gogh, souvent pris comme exemple de l'idée reçue qui veut que plus un artiste souffre, plus créatif et prolifique il sera. À rebours de cette interprétation, il soutient que « Van Gogh aurait été encore plus prolifique et encore meilleur s'il n'avait pas été si restreint pas les choses qui le tourmentaient. » On irait peut-être tous mieux si on abandonnait une fois pour toutes ce romantisme de la souffrance ? Ce qui bien sûr ne veut pas dire ne plus la représenter, mais au contraire : la représenter clairement telle qu'elle est, sourde et paralysante. Peut-être même avec humour.

Agrandissement : Illustration 5

2. On peut être ami·e avec plein d'entités dans l'univers
David Lynch, par exemple, a adopté cinq peluches Woody Woodpecker en 1981.

Agrandissement : Illustration 6

En 2012 encore, il est devenu ami avec un colibri.

Agrandissement : Illustration 7

3. L'Amérique c'est à la fois un rêve et un cauchemar
C'est ce que beaucoup de personnes ne comprennent pas, en ne voyant qu'un côté des choses. Si Lynch est un critique si efficace de la société américaine, c'est qu'il rêve vraiment le rêve américain : Hollywood, Le Magicien d'Oz, le rock'n'roll, les diners, le Coca-Cola, ce sont des choses qu'il aime sincèrement, et dont il parvient à montrer toute la séduction.

Agrandissement : Illustration 8

Ce n'est qu'en allant au bout du rêve, dans ses profondeurs, qu'on peut percevoir clairement le cauchemar sur lequel il se fonde et auquel inéluctablement il conduit. Lynch n'était pas le dernier à explorer les lieux hantés qu'égrène Baudrillard dans Amérique. « ALAMOGORDO : le premier essai de la bombe atomique dans le décor des White Sands, décor bleu pâle des montagnes et des centaines de miles de sable blanc - la lumière aveuglante artificielle de la bombe contre la lumière aveuglante du sol. » Lumière photogénique de Los Angeles, matière première du cinéma hollywoodien. Lumière destructive de la bombe. Éblouissements.

Agrandissement : Illustration 9

4. Top 10 textures

Agrandissement : Illustration 10

5. Ce que nous avons perdu dans le feu : le capitalisme tue aussi le cinéma
David Lynch était un gros fumeur, au point de développer un emphysème pulmonaire. Il semblait le prendre avec philosophie, comme « le prix à payer » pour avoir tant aimé la cigarette.

Agrandissement : Illustration 11

Les grands feux de Los Angeles l'ont obligé à évacuer son domicile : l'angoisse, la qualité de l'air désastreuse, ont vraisemblablement précipité les choses. Sans ces incendies liés au dérèglement climatique, Lynch serait peut-être encore parmi nous. C'est ce qu'ont exprimé avec colère certains internautes.

Agrandissement : Illustration 12

Le capitalisme est une technologie de mort. C'est aussi ça que ça veut dire : des films qu'on ne verra jamais. C'est une chose à laquelle j'ai beaucoup pensé lors du Covid : ce printemps interrompu, ces projets inaboutis, ces œuvres non créées, ces rencontres non advenues, ces instants, ces histoires qu'on aurait pu vivre et qu'on n'aura pas vécues. Tout le monde a ressenti ça plus ou moins fort en 2020-21. Et parce que les gouvernements néolibéraux ont choisi de laisser circuler le Covid (une zoonose, directement liée à la disparition des espèces, elle-même directement liée au capitalisme fossile), des personnes vulnérables comme David Lynch ont dû continuer à rester cloîtrées, à vivre une vie plus prudente, moins spontanée, moins riche. Le capitalisme tue, pas toujours, pas directement la vie elle-même, mais sa densité, mais sa saveur.
À Los Angeles, la Villa Getty a échappé de peu aux flammes. Ça aurait été quelque chose comme l'incendie du Louvre. Et une vie humaine est bien entendu infiniment plus précieuse que des vieilles pierres (ou devrait être considérée comme telle) : il y a eu 25 morts (directs) dans les feux. Pendant ce temps on condamne des militantes pour de la soupe sur une vitre.
J'aurais voulu finir sur une note positive, mais Lynch est parti en des temps bien sombres. Sur la capture d'écran ci-dessus j'ai laissé la réponse néolibérale réflexe dès qu'on tente de prendre un peu de recul sur les choses - oui mais c'était un fumeur ! Après tout chacun est responsable, individuellement, de sa vie et de sa mort, non ? Ce sont les mêmes qui diront (qui ont dit), pour le Covid : chacun est responsable de sa santé, après tout ! Vous aviez qu'à faire du sport, pas être immunodéprimé·e, pas avoir l'âge que vous avez, telle maladie, tel handicap, etc.
Cette rhétorique individualiste triomphe (et avec elle cette logique eugéniste), les gens s'empêchent de voir que c'est bien un système qui les a privés du prochain projet d'un des plus grands cinéastes de tous les temps (un système dont fait aussi partie Netflix qui a refusé de produire Snootworld) - qui les a privés de tant de choses depuis la pandémie notamment, qui les privera encore de tant d'autres, matérielles bien sûr, mais surtout peut-être immatérielles, ineffables, inestimables.
J'espère que la fin d'Elephant Man disait vrai. Que rien ne mourra. Force à nous.
Fire is coming.