Ils sont parmi nous les précaires, et ils deviennent insidieusement invisibles. On les rend invisibles. La période actuelle voit déferler en France des textes étrangement consensuels comme s'ils mettaient en acte la face sombre d'un inconscient collectif. Ces textes sont autant de passages à l'acte du politique visant peu ou prou à parfaire l'invisibilité des précaires. Nous allons tenter de cerner ici ce processus et d'en définir le sens.
Il fut un temps pas si lointain ou la misère criante des grands exclus avait gardé un impact sur la conscience du corps social, sans jamais arriver cependant à ce que celui-ci débouche sur la mise en place d'un véritable dispositif solidaire, d'une politique cohérente préventive (la lutte contre les facteurs causaux de la pauvreté) et curative (la mise en œuvre de moyens de réadaptation-réhabilitation). Par voie de conséquence, la charité comme expression palliative des mentalités et de l'ordre social complétait la solidarité insuffisante envers le pauvre, cet alter-ego.
La société a usé de ses moyens ordinaires pour apaiser la souffrance des exclus et par ailleurs susciter chez le citoyen un mouvement compassionnel assimilant la cause de l'exclusion à une Grande Cause. L'Abbé Pierre caracola longtemps en tête des personnalités préférées des français. Coluche (les enfoirés show-bizzeux mis à part) et les restaurants du cœur, l'armée du Salut aux relents moralisateurs anglo-saxons, le SDF édenté vendant un journal de rue au carrefour, renvoient au personnage de l'exclu longtemps resté dans l'imaginaire collectif comme un enjeu émotionnel important, chacun s'en accommodant en s'appuyant sur ses opinions et son registre compassionnel intime. Le monde était binaire et les exclus, même si on ne les fréquentait pas, ne faisaient pas peur aux inclus dans la mesure où ceux-ci pouvaient s'estimer du bon coté de la barrière. Même s'il errait dans les rues, le SDF, l'exclu, avait un visage, il ne laissait pas indifférent mais il n'était pas Moi. S'il nous tendait un miroir, nous ne nous reconnaissions pas en lui.
Aujourd'hui, il en est autrement. Dans un contexte où la monté de l'individualisme, la crainte du lendemain liée à la crise vécue comme inéluctable, la banalisation de la violence et la glorification du pouvoir de l'argent façonnent un autre idéal collectif, le personnage de l'exclu dérange le bel ordonnancement social ; il doit disparaître, il est trop inquiétant, il est notre futur. De l'objectif Zéro SDF affiché en son temps par un ancien candidat à la présidentielle[1] (le décryptage du terme pouvait évoquer le souhait d'une solution finale à la Wannsee) aux textes d'inspiration sécuritaire tout azimuts multipliés par le pouvoir actuel et visant à réduire la supposée capacités de nuisances des sujets hors-normes, il y a comme une continuité fantasmatique (transcendant les clivages politiques), sinon d'action. Sans admettre des causes sociales à cette croissance exponentielles du nombre des SDF, sans prendre en compte le fait qu'ils sont de plus en plus jeunes, féminins, violents, sans repères, désespérés, et qu'il y a désormais des mineurs parmi eux, on les traque, on les stigmatise sous prétexte de les responsabiliser. Tout se passe comme si après avoir tenté pendant des années de les apprivoiser (la carotte ou le couvercle sur la cocotte-minute sociale) on leur montrait le bâton pour les faire fuir comme des chiens errants.
Citons quelques exemples déjà anciens, datant des débuts du quinquennat de N. Sarkozy pour montrer qu'ils n'ont rien réglé, bien sûr :
-1) Arrêté anti-chiens concernant les SDF: Pour un SDF, son chien est souvent son seul compagnon fiable. Il ne va pas les détrousser la nuit ou pendant qu'ils se retrouvent assommés par l'alcool ou d'autres produits. Il est aussi certes, un peu leur souffre-douleur, voire un instrument de défense ou d'intimidation et à ce titre, il dérange. Par ailleurs la présence d'animaux dans les asiles de nuit complique la tâche des accueillants et contredit les protocoles hygiénistes sourcilleux qui prolifèrent dans tous les lieux médico-sociaux. On est obligé de créer des asiles « bas seuil », c'est-à-dire hors règles car sinon trop de SDF se trouveraient c'était le sens du rapport PIEL-ROELANDT quasi mort-né ou tératogène (la Loi du 4 mars 2002) selon les lectures qu'on en a pu faire.
Comment faire ?Nous allons juste indiquer quelques pistes.-Remettre le fait psychiatrique à sa simple place dans la trajectoire vitale d'un individu et ainsi relativiser les connexions de la psychiatrie aux réseaux de prise en charge d'un sujet,-Ne pas méconnaître le rôle que peut jouer un contexte socio-économique déstabilisant dans la genèse de troubles du comportement,-Indiquer sans cesse (et à ses propres yeux car la tentation existe aussi pour les psychiatres) que la réponse ne doit pas court-circuiter l'élaboration de la demande et ne doit pas être exclusivement psychiatrique. La notion d'espace transitionnel comme espace à contenu thérapeutique (ou à contenu évolutif pour rester plus large) est à réinventer, -Dans un processus d'exclusion, faire la part des choses entre la problématique psychique (névrose d'échec par exemple) et la problématique sociale,-Déstigmatiser le malade mental comme le précaire, et réciproquement, tout en gardant à l'esprit que, paradoxalement pour un précaire, l'étiquette de malade mental sera un moins identitaire et un plus social puisqu'elle lui octroie des droits nouveaux.-Etre une ressource et non plus un déversoir. L'hôpital psychiatrique gardera sa place dans la topographie mentale de la communauté s'il conserve la maîtrise de la hauteur de ses murs et de la forme de ses portes.
Ainsi, l'intervenant psychiatrique se métapositionnera et contribuera ainsi à dialectiser la relation trouble exclus-inclus jusqu'à forcer chacun à se positionner et à reprendre l'initiative. La notion symbolique d'une éventuelle psychiatrisation pourra trianguler la perception d'une situation de crise par ses deux protagonistes : le
[1] L. Jospin durant la campagne présidentielle 2002
[2] La traite des jeunes sportifs, arrachés encore mineurs à leur pays, achetés donc vendus est un autre scandale.
[3] Ces dispositions évoquent les coups de balais et les palissades érigées à la hâte, couvertes de peinture fraîche disposées sur le trajet allant de l'aéroport au centre ville lorsque le Pape est annoncé dans un pays sous-développé, ou bien les monceaux de pots de fleurs et les plantes vertes que l'on dispose en hâte dans les couloirs de nos hôpitaux lors de la visite éclair d'un directeur d'ARS ou d'un ministre. Dès qu'il est parti, on remballe le tout et la misère de nos hôpitaux réapparaît.
[4] La psychiatrie et le champ socio-réhabilitateur se montrent poreux et sensibles aux miasmes politiques alors qu'au départ il s'agissait de faire évoluer le politique dans un sens humaniste. La crise des références théoriques du soin psychiatrique a été provoquée par le mouvement historique de désaliénation qui les a contaminés par des critères importés du lexique sociologique ; cette déconstruction de leur discipline est de la responsabilité des psychiatres. Cet éclatement conceptuel était alors la bienvenue dans une perspective de transversalité des disciplines, il a permis des avancées notables en son temps mais, retour de bâton, sa récupération péjorative par une politique affranchie du socle humaniste autorise aujourd'hui cette dérive excluante.
[5] Autrefois dans l'Egypte ancienne on brisait au burin les cartouches contenant le nom des défunts honnis, ce qui avait pour effet, croyait-on, de les précipiter dans l'enfer. Il semble bien que la politique actuelle participe du même processus archaïque de dénégation.
[6] L'archipel du Goulag dispersait jadis sur toute l'étendue de l'ex-URSS ses camps voués à l'invisibilité et à l'anonymat des relégués. Là-bas on mourrait sans bruit, sans image, sans nom et sans histoire. Aujourd'hui un archipel de ghettos dorés pour riches, gardé par des milices, s'étale insolemment au soleil, un archipel de structures de soin moderne est semé sur le territoire français mais les pauvres, exclus de la fête, errent dans les interstices entre ces bulles-mirages, éclairées, comme autrefois, dans les romans de Dickens, l'orphelin errait sous la neige le soir de Noël, ébloui par les lumières du sapin des bourgeois, mais le ventre désespérément vide.[7] E. PIEL in reh@b', santé mentale-thérapeutiques & réhabilitation psychosociale, p. 4, janvier 2003, N°3.