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« La Renault 9 crème s’engage dans l’impasse jusqu’au numéro 8 et se gare derrière la Visa citrouille des voisins. » Ainsi débute le récit de vie de Claire Berthelot et de
Patrick Cheneau, récit ou roman compris entre deux dates, qui courent de 1984 à 1989, deux vies parallèles, celle d’une adolescente et d’un v.R.p. « old school », deux âges de la vie qui rendent sans doute à la perfection une époque, deux âges en prise avec les plus vieux et avec ce qu’ils attendent ou non de l’avenir, obligatoirement dans le présent qui est le leur. Ce n’est d’ailleurs pas que les années 80, mais c’est la France des années 80. Si quelques mots deviennent aujourd’hui obsolètes comme les vinyles ou les cassettes à mesure que disparaissent aussi les objets, de nombreux autres prennent naissance avec ces années là, deuxième âge d’or après les années 60 pour notre société de consommation. Si la première était inspirée par un vent venue d’Amérique, la deuxième installe ses propres pratiques et donnent le ton avec les mots dont on ne s’est toujours pas défait. Si leur usage et leur nombre s’est démultiplié, un vocabulaire nait et forme la base de notre vie quotidienne actuelle. N’est-ce pas le début de la foi dans la parole d’expert, le début des lotissements ? Des mots qui restent, des marques dont on ne séparent plus
l’usage de la marque. Le Demak-up remplace dès 84 l’eau et le savon dans l’usage et dans les mots. On se rencontrait sans doute un peu plus en boîte à l’époque moins en teuffe mais il y a juste là une question d’échelle. Prendre comme sujet une adolescente et un trentenaire est un parti pris idéal pour nous raconter les années 80 et une tranche d’histoire de ce qu’on appelle dans d’autres domaines de connaissance : « la classe moyenne ». Toute une époque en conversation ou en désaccord qui entretient des liens avec les précédentes et leurs représentations du monde. Au gouter, c’est maintenant Papy Brossard et Banga, à la télé, Azraël, en boum dure « I’m still loving you » et on se biture au Bailey’s pendant que d’autres fantasment sur le téléphone rose, préfiguration d’autres services en ligne et communautaires. Dès cette époque, nos vies s’attachent à des marques et à des modes de consommation, étranges résonnances que ces marques sans vie apparente produisent avec le recul… Il
suffit d’une liste de factures pour faire un inventaire à la Prévert façon 80. J’avais de 14 ans à 19 ans comme l’héroïne du livre en ce temps là, si proche encore et si lointain. Nos madeleines de Proust sont des produits manufacturés et bien plus que cela, une appartenance, une marque distinctive, un choix. Etrangement, après cette lecture, on a l’impression que tout se met en place à ce moment là derrière l’apparente banalité des faits et la trivialité des circonstances. Chronique de deux âges parfaits pour radiographier une société en entier. On commence à se dépenser à travers une foule de choses, la rigueur de vivre des années précédentes résiste à peine . Quelques motifs plus que signifiant défilent encore, chaussette Burlington, des visages, Chantal Nobel… On pourrait tout à fait bâtir à partir de ce livre mille projets, tant il est un modèle du genre, prendre la nature morte d’une table de petit déjeuner et la modifier tous les 20 ans, pour faire une radioscopie de notre quotidien et de notre évolution. On enchaine les scènes qui se suivent avec une légèreté et une finesse incroyables, séance de téléphone rose,
apéros, voyages linguistiques, premiers désirs... C’est le début de nos vies ménagères qui gomme déjà la peine, naissance des cages à lapin. C’est sans doute l’âge héroïque de nos vies répétitives… Si le style d’une vraie mémé n’a pas encore complètement changé, la télé elle commence à tout changer. Que nous propose-t-on de plus aujourd’hui que la première grille-réclame de Canal + que notre autre protagoniste, Patrick Chéneau, représente sur les routes de France ? Les concepts de nos vies sont en train d’installer leurs fondamentaux, quelques échappées vers notre présent dans le livre confirme le statu quo et parfois l’impasse, quelques choix dérisoires aux conséquences pas toujours optimum. Etapes décisives de la vie d’une jeune fille en fleur et d’un baiseur trentenaire en tournée professionnelle, tout fait sens. Ce roman à l’apparence mimétique suivant ces personnages au plus près, est plus qu’un gadget vintage, on est presque dans une sociologie romancée, une autre forme de roman individuel et collectif. On tourne les pages d’un album pas si éloigné du notre, passant d’un visage à l’autre, les photos ont à peine
jauni. D’étranges échos parfois dérangent, un présent qui concentre toute notre attention comme ces paroles d’apéro : « Lepen ou Chirac, c’est pareil. » Nait l’usage de la couette, de la baguette industrielle.... Comédie humaine des années 80, France 80 mode d’emploi, Gaelle Bantegnie nous offre un concentré incroyable et deux vies avec ces minces inclinaisons qui ne tiennent parfois à pas grand-chose comme le fait d’aimer un jour adolescent Pink Floyd ou pas. Aucunement de la sociologie de bazar mais enfin le livre qu’on attendait lorsque l’ on nous rabâche les oreilles avec l’idée que c’est le livre d’une époque. C’est donc cela mais aussi bien plus que cela, un modèle d’un genre nouveau, roman collectif et historique des temps modernes. Un roman où les objets auraient aussi la parole. Presque une narration neutre (si ce n’est un humour qui n’en fait pas des tonnes) dont seul l’écho et l’agencement, les rebonds d’une vie à l’autre reconstituent une époque et pas n’importe laquelle. Roman des origines sans oripeaux. Sans doute l’une des plus grandes surprises de cette rentrée littéraire. Inédit, unique et tellement bien fait qu’on oublie aussi le blabla autour du premier roman comme produit d’appel.
« France 80 » de Gaêlle Bantegnie. Gallimard/L’arbalète
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