Je vois bien, aux réactions suscitées par mon billet "le temps et l’espace", qu’il m'est encore difficile de faire sentir à beaucoup la différence, entre concepts synchronique et diachronique. Peut-être parce que je me suis appliqué à utiliser cette différence dans un domaine où chacun en appelant à son expérience, "sait" ce que sont temps et espace. Ce qui m’entraîne dans des discussions sans fins, qui s'enlisent et masquent le point intéressant, à savoir que le concept "d’espace-temps", de la relativité restreinte, est une déconstruction (au sens de Derrida) de cette différence. Mais comment mettre en lumière cette déconstruction avant d'avoir pu caractériser leur différence?
Et je souhaitais soumettre à votre méditation cette conclusion que j’en tire: nos efforts pour nous rapprocher du réel, nous poussent au contraire à complexifier notre imaginaire. Nous ne pouvons que nous échapper par le haut pour améliorer notre compréhension de notre environnement. Ce qui nous ramène à la bouteille de Klein. Le plus drôle étant qu’il n’y a rien de nouveau là-dedans, puisque c’est déjà l’objet de la pensée mythique, dont nous avons longuement débattu il y a quelque temps, ici même.
Une autre façon de présenter les choses serait de dire, qu’à la frontière entre l’imaginaire et le réel, il y a comme un "effet de bord", que notre imaginaire se déstructure, au fur et à mesure que l'on se rapproche du réel jusqu'à nous noyer dans sa diversité. L’idée qui me vient, serait le roman Ubik de Philip K. Dick.
Mais je ne peux malheureusement pas développer, tant que cette différence n’est pas saisie. Et la physique semble trop proche de notre vécu pour permettre à beaucoup de voir derrière ce qu'ils "savent", cette différence préconsciente.
Et si, après la physique, nous avancions d’un pas pour rechercher la trace, plus idéale peut-être, d’une nature anthropomorphe du langage mathématique lui-même ?
Prendre, ainsi que nous l’avons fait, comme point de départ, le principe dichotomique pour dire (après bien d’autres !) que le langage se structure par paires de concepts opposés (bon/mauvais ; mâle/femelle ; yin/yang etc…) nous a déjà servi à décrire notre imaginaire en utilisant les concepts liés à la théorie de l’information. Et ceci, nous a permis de définir notre effort pour structurer nos représentations en termes de recherche de stabilité, fondant ainsi cette « entropologie » à laquelle Lévi-Strauss pensait.
Revenons donc à cette disjonction élémentaire 0/1 qui est également le degré zéro de l’arithmétique.
Être ou ne pas être : présent ou absent, là ou pas là. C’est une expérience élémentaire, comme le jeu de fort/da d’Ernest, le petit-fils de Freud.
Ce dernier rejetait dans son berceau une bobine qui disparaisait à sa vue (fort), puis, tirant sur la ficelle, la faisait réapparaître (da).
Il y avait donc actualisation d’un état parmi deux états (potentiels), en réponse à l’une des deux actions envisagées par l’enfant. La répétiton de la scène constitue ce que j’ai appelé une situation « synchronique » : une répétition sans fin, tant que les conditions extérieures ne sont pas modifiées. Nous avons ensuite développé la théorie à partir de cette scène.
Retenons pour l’instant que 0 et 1 s’opposent sur un plan synchronique. L’existence ou non d’un élément (quelqu’il soit) serait donc une entrée du réel (noté R) dans notre Imaginaire (que nous noterons niveau I0.) Et je suis, moi observateur, en position ex-post (i.e. : Im > I0)pour vous en parler. Position ex-post que je garderai tout au long de ce développement.
De l’addition
Maintenant comment représenter une addition d’unités, par exemple en faisant un décompte d’allumettes ?
C’est très simple : je prend une allumette après l’autre dans une boite (où je ne les distingue pas), et je la pose devant moi sur mon bureau, ensuite je les décompte : 1, 2, 3…
Disons que cette boite, dont le contenu m’échappe, c’est le « réel » (R). En la sortant de la boite, je fais « ex-ister » chaque allumette pour moi, j’en « prends conscience », au niveau imaginaire élémentaire : I0. Mais que représente cette table où je les expose ensemble à mon regard ? Un niveau Imaginaire d’ordre supérieur (I1.) où je les « regroupe », où mon regard les embrasse et les compte pour en simplifier la représentation : je passe ainsi de 1+1+1+1 à 4.
Nous avons dans cette scène : R < I0 < I1 < Im.
C’est dire que je répète 4 fois un mouvement diachronique I0 <=> I1 pour passer du niveau de l’élément à celui de leur regroupement.
Toute addition présuppose que je fasse un tel saut diachronique pour repérer un élément au sein d’un espace où je puisse le "situer". Par exemple si l’on considère 4 et 3 au niveau I1, alors il faut les « réunir », ou les « regrouper » au niveau I2, pour pouvoir les considérer « en même temps ».
Ici, dans cette addition nous avons:
- les « éléments » synchroniques au niveau I1
- leur regroupement synchronique au niveau I2
- l’addition elle-même qui est l’acte diachronique.
Plus généralement, lorsque nous écrivons 4+3=7, les éléments 4 et 3 sont au niveau I1, et le « résultat » 7 se situe au niveau I2. L’opération « + » étant l’action diachronique du sujet qui fait le calcul.
Le terme mathématique « d’application », garde la trace de ce côté « physique » d’un mouvement qui est pourtant hors du discours mathématique.
Revenons à notre addition initiale : 1+1+1+1= 4
Il y a deux façons fondamentalement différentes d’arriver à ce résultat :
- Soit je fais le décompte des sauts diachroniques (rapportés à la base stable en I1)
- Soit j’ai une vision synchronique ou « spatiale » de mes 4 allumettes (regroupées en I1)
La première façon de faire est congruente à notre façon de définir le temps comme décompte d’un battement (succession d’existance/absence en I0) rapportée à une base « stable » (ici en I1.) En ce sens cette façon de faire, par opposition à la seconde peut être vue comme « temporelle ».
Comment être sûr que les deux approches conduisent au même résultat ? Afin de tenir le compte de mes sauts diachroniques, je peux faire un trait sur ma table, comme un prisonnier compte les jours qui passent en traçant un trait sur le mur à chaque levé du soleil. Et je peux constater facilement qu’en face de chaque allumette, j’ai tracé un trait correspondant au saut diachronique qui la porte de l’élément au groupe.
Pour nous, qui nous attachons à décrire l’action elle-même, les discours sont différents.
- Dans le premier cas: je construis mon « 4 » au fur et à mesure de mes décomptes : le 4 est le suivant du suivant du suivant. C’est plutôt un 4 ordinal. Et dans ce discours : les éléments sont en I0, leur regroupement en I1, et j’en parle en Im, avec I0 < I1 ≤ Im.
- Dans le second cas je constate la présence de 4 allumettes, ce qui veut dire qu’il n’y en a pas 3 ou 5. Autrement dit j’actualise un état particulier (4) parmi un ensemble de potentialités (en l’occurrence les entiers naturels N.) Dans ce cas, « 4 » est plutôt un nombre cardinal. Et pour le repérer dans cet ensemble, je dois être strictement en position ex-post : I0 < I1 < Im.
Les deux situations diffèrent par la position du modélisateur de la scène. Pour passer du cardinal à l’ordinal, je dois procéder à un recul diachronique.
La première présentation, plus primitive, en ce sens que la position du modélisateur est plus basse, n’utilise que la notion (diachronique) de successeur. On doit pouvoir y rapporter l’arithmétique de Peano, qui est une écriture restreinte au 1er ordre, à savoir un calcul de prédicats.
De la multiplication
Dans la pratique la plus courante, lorsque je répète un geste (ici manipuler des allumettes), après avoir terminé le décompte des répétitions, je dirais spontanément :
- « j’ai tiré 4 fois une allumette » ou encore :
- « j’ai 4 allumettes »
Ces deux discours sont des variations sur une seule et même action, qui reflètent juste un changement de point de vue.
- Dans le premier discours : les allumettes sont en I0, et je suis en I1, pour repérer la répétition du geste diachronique en disant « 4 fois », avec I0 < I1 ≤ Im.
- Dans le second discours, comme nous l’avons vu, je procède à un recul diachronique pour contempler le résultat en I1, et donc : I0 < I1 < Im.
Le mathématicien nous dit que ces deux discours décrivent une seule et même réalité et écrit : 4 (tirages) de 1 (élément en I0) = 4 (élément de I1)
Il nous dit aussi que la multiplication est commutative, c’est à dire que
4 fois 1 = 1 fois 4 = 4.
Qu’est-ce à dire ? C’est tout simplement prendre en compte ce recul diachronique que j’effectue pour actualiser ce 4 parmi tous les entiers naturels. Soit I2 ce nouveau niveau synchronique où je peut écrire le résultat :
1 (tirage) de 4 (élément de I1) = 4 (en I2), avec cette fois-ci : I0 < I1 < I2 ≤ Im
On voit par là que mon 4 change de statut : d’élément de niveau I1, il passe à résultat (ou cible) au niveau I2.
Récapitulons :
- La répétition du même, de l’action élémentaire 1+1+1+1= 4 conduit de I0 à I1 ;
- La répétiton de la répétition (ici : 1 fois 4 fois 1) conduit du niveau I1 à I2.
On peut schématiser ce qui précède de la façon suivante :
Voilà ce que je peux soumettre à votre méditation, pour vous aider à appréhender cette différence synchronique/diachronique, si fondamentale qu'elle structure toutes les facettes de cet imaginaire conscient, qui fait de nous des êtres de langage.
J'avance un peu sur le thème au fil de 3 articles que j'ai écrit, sur mon blog:
- Regard "entropologique" sur les maths
- Regard "entropologique" sur les maths suite 1
- Regard "entropologique" sur les maths suite 2
En espérant que ce détour soit éclairant, car il y a tellement à dire après cela...