Ici deux mondes s’affrontent : les forces de l’ordre et des gens dont la passion est de déstabiliser l’ordre. Franck Liénard, avocat de Patrice Le Gall.
Il faut imaginer cette salle remplie de policiers armés venus soutenir leurs collègues, ajoutés à d’autres policiers en service que rien ne distingue des précédents, ajoutés à ceux habituellement en charge des procès, ajoutés au peloton de CRS présents à l’extérieur comme à l’intérieur du tribunal, pour mesurer notre sentiment d’insécurité. Mais une fois n’est pas coutume, et à la faveur d’un rapport de force obtenu grâce à de nombreuses interventions publiques, un protocole relativement égalitaire est mis en place. Une moitié de la salle est réservée aux soutiens des victimes, l’autre à ceux des policiers. Alors qu’ils sont en charge de ce protocole, les policiers ne le respecteront évidemment pas et c’est à deux reprises que nous obtiendrons que la salle soit vidée et les soutiens des deux partis strictement recomptés. Ce moment dont chacun aura pu mesurer le caractère exceptionnel est à l’image du combat que mènent les collectifs et les familles contre l’impunité policière. Le corps policier en charge de tous les actes de la procédure est à tout moment susceptible d’exercer des menaces et des pressions, de brouiller les pistes par des procès-verbaux mensongers, des manipulations de preuve, des expertises partisanes et autres chausse-trappes judiciaires... Ce n’est qu’en mettant en lumière les petites combines, magouilles et autres arrangements qui font l’ordinaire de l’impunité policière que les familles arrivent parfois à rompre les solidarités corporatistes et contraindre les magistrats à instruire les dossiers.
Si c’était à refaire, je le referais, j’assume mon choix. Mickaël Gallet, prévenu.
Les policiers sont devant les juges. À côté d’eux se trouvent les plaignants, dont Joachim qui a perdu un œil. Il porte la trace de cette mutilation sur son visage. Les policiers affirment le bien-fondé de leurs tirs et se disent prêts à recommencer. En droit, on parle de récidive. La procédure dure depuis maintenant sept années, elle est passée dans les mains de quatre magistrats - trois juges d’instruction et un procureur, qui tous ont considéré que les tirs de Flashball n’étaient pas légitimes. Mais les policiers s’entêtent. Bien sûr, il y a le corporatisme policier qui n’aide pas, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’éveil des consciences... Mais il y a surtout le caractère banal de cette opération pour des policiers dont la fonction est de mener des actions musclées dans les cités – UMS, BAC. Pour eux, la seule anomalie est de se retrouver face à un tribunal. Ce genre d’opération est, pour ainsi dire, leur quotidien, ce qu’on leur a appris à faire, ce pourquoi ils sont payés. C’est à cette normalité que nous nous sommes attaqués. Et pourtant s’ils ont menti aussi grossièrement, c’est qu’ils savaient être en faute et n’avoir pas respecté les règles censées encadrer leur intervention. Mais encore une fois, c’était une chose entendue. La nouvelle doctrine offensive dictée au plus haut niveau de l’état obligeait à prendre quelques libertés avec la règle.
Je fais souvent ce genre d’opération dans le 93. Julien Vanderbergh, prévenu.
« J’ai tiré par anticipation de la menace » dit l’un des policiers. À l’encontre d’un tel propos, le procureur insiste sur le fait que la légitime défense doit être « actuelle » et d’une « nécessité absolue » et que le contexte « Seine-Saint-Denis » ne suffit pas à justifier des tirs de Flashball. Au fil des débats, on comprend que les raisons de cette « anticipation » ne se trouvent pas dans les circonstances du tir, mais ailleurs : dans un contexte général qui, pour être compris, oblige à saisir comment les plus hautes instances de l’État ont ravivé certaines figures de l’ennemi intérieur à des fins électoralistes et en vue de criminaliser révoltes et mouvements sociaux. On se souvient comment Nicolas Sarkozy et sa clique ont fait de ces figures repoussoirs un fonds de commerce très rentable, qu’il s’agisse des « anarcho-autonomes », mais surtout des « jeunes de banlieues ». Nous nous sommes retrouvés à la croisée des pratiques réservées à ces deux figures. D’un côté, les services de renseignement se chargeaient d’encarter tous les militants qui ne l’étaient pas en leur distribuant des fiches S, de l’autre nous étions en Seine-Saint-Denis où une nouvelle police dite « offensive » était en cours d’expérimentation aux fins de mater la banlieue, « de porter le fer dans les zones de non-droit » (dixit Nicolas Sarkozy). Les UMS-93 présents le soir du 8 juillet faisaient précisément partie de ces compagnies créées pour mener des opérations coup de poing dans les banlieues et leur arme était évidemment le Flashball. Contexte général, disions-nous, que la moindre tension était susceptible de réveiller, appelant une lecture stéréotypée de la réalité, avec son lot de pratiques systématiques et violentes.
C’était un tir dissuasif pour rétablir l’ordre. Un tir à un impact psychologique. [...] C’était un tir de barrage. [...] Le tir de barrage est une technique de tir massif d’une à plusieurs armes à feu, et ce, sur un rythme continu. Mickaël Gallet, prévenu.
Tout au long du procès, les confusions s’accumulent autour du Flashball Super-Pro. La première concerne l’idée qu’un tir puisse être dissuasif. Si la possession d’une arme présente un caractère dissuasif, le tir en lui-même est immédiatement répressif, compte tenu de la dangerosité de cette arme qui blesse, parfois mutile, parfois tue et ne peut, si l’on s’en tient à la loi, que répondre à une « menace actuelle ». Alors un tir de barrage dissuasif, on vous laisse imaginer le carnage ! Les habitants des quartiers populaires, les manifestants, les chercheurs et les policiers partagent ce savoir que si cette arme est dissuasive, c’est qu’elle s’accompagne d’un très faible niveau d’inhibition : un rien et ils tirent. Une autre chose est la manière dont les arguments marketing du constructeur Verney-Carron sont mis en avant par les policiers et les experts venus témoigner à la barre, affirmant qu’un tir de Flashball correspond à « l’uppercut d’un bon boxeur ». On comparera donc le poing d’un boxeur à une balle en caoutchouc de 4,4 centimètres de diamètre, susceptible d’entrer dans l’orbite de l’œil, pour mesurer le caractère délétère de cette affirmation.
C’est horrible qu’une arme ait fait ça. Surtout sur une personne qui n’avait pas fait grand-chose apparemment. Julien Vanderbergh, prévenu.
Les policiers répètent ne pas avoir vu les personnes qu’ils ont blessées, notamment Joachim qui s’est effondré devant eux avant d’être recueilli par deux camarades. À voir les policiers continuer à poursuivre les manifestants, ou remonter dans leurs voitures sans se préoccuper de savoir s’ils ont ou non blessé quelqu’un après avoir tiré six fois au Flashball, on mesure avec quelle désinvolture ils font usage de cette d’arme comme s’ils ne réalisaient pas sa dangerosité, comme si la préoccupation d’assurer la sécurité et l’intégrité des personnes sur ce territoire de Seine-Saint-Denis était superflue, secondaire. Quand on sait que les policiers tirent en moyenne sept fois par jour en France, on imagine le nombre d’invisibles qui, comme nous, portent dans leurs corps, les traces de tirs de Flashball.
Nous, on a eu 7 ans pour débattre et Le Gall, une demi-seconde pour décider de tirer. Liénard, avocat de Patrice Le Gall.
La décision de tirer, parce qu’elle intervient dans un temps très court, relève d’une forme de conditionnement – d’inhibition ou de désinhibition –, pour lequel on peut lister différents facteurs : le règlement, la formation, les précautions d’usage, la manière dont un policier se représente la dangerosité de son arme, les habitudes bonnes ou mauvaises, personnelles ou collectives, la manière dont les policiers se représentent ceux sur qui ils tirent, les déclarations des hommes politiques, les faits divers et leurs instrumentalisations, les plaintes, les procédures disciplinaires ou pénales, les non-lieux, les relaxes, les procès, les peines, etc. C’est bien de cela dont il est question dans ce procès, d’une désinhibition de la police quant à l’usage de la violence, en relation notamment à l’impunité dont elle bénéficie. Un procès participe de cette inhibition ou désinhibition qui fera qu’un homme, dans la même situation, tire ou ne tire pas.
Je regrette d’avoir été mis en examen. Patrice Le Gall, prévenu.
Quand les policiers tuent ou mutilent, les magistrats ont toujours tendance à considérer qu’il s’agit d’une erreur de jugement, d’une faute inhérente à un métier qui n’est ni plus ni moins d’exercer la force. Quand ils se voient obligés d’entrer en condamnation, car les conditions requises à l’exercice de la violence légitime ne sont pas réunies, ils minimisent la peine autant qu’ils le peuvent. On l’a vu à nouveau dans l’affaire du 8 juillet, alors même que le procès avait confirmé l’absence de légitime défense et la culpabilité des policiers. Le juge a en effet fini par reconnaître aux tireurs la circonstance atténuante selon laquelle ils auraient manqué de « discernement » face à des manifestants « non immédiatement dangereux, mais manifestement hostiles. » Retournement in extremis de la réalité de la part du tribunal qui va jusque contredire ses propres conclusions. Mais les policiers le disent eux-mêmes, ils n’ont commis ce soir-là aucune erreur d’appréciation, ils n’ont fait que ce qu’ils ont l’habitude de faire, quand bien même cela est en dehors de tout cadre légal.
Demain, sur la même intervention, je referais la même action, mais pas avec la même arme.
- Laquelle ?
- Un LBD 40.
Patrice Le Gall, prévenu.
[Scandale dans la salle]
Entre le 8 juillet 2009 et aujourd’hui, les dites armes intermédiaires, qu’il s’agisse du LBD 40, des grenades de désencerclement ou assourdissantes, ont pris une place centrale, transformant de fait la nature du maintien de l’ordre en France. Que les policiers utilisent des armes de guerre dont ils ont diminué la létalité, n’a évidemment rien d’anodin et raconte beaucoup de la relation qu’entretient aujourd’hui l’état à sa population.
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