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Billet de blog 10 janvier 2021

Après-demain, le cinéma

2033. Pour le ministre de la Culture, le festival de Cannes s'annonce rude. Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient. Les «rescapés de la décennie décimée» sont évidemment tous là, prêts à en découdre au nom du sacro-saint principe de la diffusion des films en salle. Dans le contexte tendu d'une emprise croissante de NOTFLEX et OLABIBI sur le SBOUB, prononcer un discours relève du périlleux.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

«Le vent nous emportera» songea-t-il... Le ministre de la Culture et de la Communication soupira en regardant voleter la couverture de la chemise cartonnée posée à ses pieds. En T-shirt et caleçon, assis dans un transat sur le balcon d’un appartement cannois, il balaya l’horizon du regard. La mer immense face à lui, les yachts solidement amarrés comme sur le plateau d’un jeu de bataille navale, la croisette alanguie en cette heure matinale et, à l’ouest, l’impérieuse tour du château du Suquet.

Il se remémora la fête qu’on y avait donnée en l’honneur d’un réalisateur écossais à la fin des années 2000.

Alors jeune attaché de presse, il avait bu du whisky japonais jusqu’à l’aube en parlant dans un espagnol approximatif à de jolies comédiennes sud-américaines (ou mexicaines ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir). Son regard revint sur la chemise cartonnée qui se souleva à nouveau sous le vent comme pour le titiller. «Discours FIPA 2033». C’était à lui que revenait l’honneur d’ouvrir le Festival International des Programmes Audiovisuels de 2033 et ce n’était pas de la tarte...

Fruit de la fusion du Festival de Cannes et du MIPCOM en 2025, ce rendez-vous annuel rassemblait au printemps tous les acteurs d’une filière audiovisuelle qui, cette année encore, était en ébullition. Sa prise de parole était très attendue. Il soupira à nouveau. Lors du congrès de dissolution de la Fédération Nationale des Cinémas Français à Deauville trois ans auparavant, il s’en était plutôt bien sorti en remettant une brassée de légions d’honneur.

Cette fois-ci, il devait apporter une réponse aux demandes pressantes de IMAGIN’ACTION, le réseau de salles de projection des collectivités territoriales. Ces dernières s’inquiétaient de voir les productions distribuées par le SBOUB de plus en plus captées par NOTFLEX et OLABIBI, les deux multinationales qui se partageaient le marché français de l’exploitation.

Illustration 1
Vue de Cannes, Le Suquet (c. 1930) huile sur toile 50.5 x 65 cm

 Le SBOUB regroupait une dizaine de producteurs et distributeurs indépendants qui, face à l’hégémonie des majors chinoises, indiennes et américaines, continuaient vaillamment d’acheter via des visionnements en ligne sur VIMOX (groupe OLABIBI) ou ZOOMIX (groupe NOTFLEX) une soixantaine de créations originales par an. Ils les distribuaient ensuite principalement dans les salles du réseau IMAGIN’ACTION. 

Avec près de cent quatre-vingts CENTRES-IMAGE répartis sur le territoire français selon le modèle du géographe allemand Walter Christaller, IMAGIN’ACTION constituait un maillage extraordinaire que le monde entier enviait à la France (le ministre ne manquait pas de le mentionner dans toutes ses interventions).  Presque chaque ville moyenne disposait de son CENTRE-IMAGE (financé par la municipalité ou la communauté d’agglomération) qui diffusait des œuvres du patrimoine cinématographique, c’est-à-dire antérieures à 2020.

Le ministre pouvait s’enorgueillir d’avoir fait signer aux deux grands groupes un engagement de non-diffusion de cette catégorie de programmes.
Les CENTRES-IMAGE développaient également un formidable dispositif d’éducation audiovisuelle (SI-T’ES-SAGE-T’AURAS-UNE-IMAGE en primaire et PASSE-TON-BAC-D’ABORD dans le secondaire) mais l’essentiel de leur fréquentation dépendait des productions distribuées par le SBOUB.

De haute lutte, le ministère avait obtenu un délai de cinq jours d’exclusivité dans les salles avant leur mise à disposition sur les plateformes.

Les revenus des éditeurs du SBOUB provenant principalement des ventes aux plateformes, la réduction de ce délai revenait périodiquement sur le tapis du ministre. «Quelle plaie, cette chronologie des médias» grommela-t-il.  À l’origine absolument désintéressés par ce qu’ils qualifiaient de « contenus alternatifs », les groupes dominants utilisaient désormais les films du SBOUB pour appâter les CSP+ et, surtout, les seniors dont la captation constituait un enjeu majeur.

Leur slogan « Tous les films pour tous, partout et tout le temps » s’avérait redoutablement efficace et très compliqué à contrecarrer idéologiquement.

Il fallait pourtant bien satisfaire IMAGIN’ACTION dont le potentiel de nuisance politique était considérable, sans parler de ART’CHOUMA, un collectif ingérable de tiers-lieux qui opéraient des projections gratuites (parfois en 35mm) et menaçaient d’entreprendre des actions militantes forcément synonymes de mauvaise publicité.

Les élections présidentielles de 2037 approchaient… Le ministre tira une bouffée sur sa cigarette électronique et pensa qu’il n’avait pas encore reçu la recharge « tabac de Virginie» commandée la veille sur OLABIBI. Sa « prédécesseuse » (la forme féminine de «prédécesseur» n’était pas encore établie par l’Académie) avait habilement nommé un conseil des sages pour noyer le poisson. Mais le président du conseil, un réalisateur à succès des années 90, ne faisait que pourrir le climat avec des déclarations médiatiques aussi grotesques que fracassantes.

Pour sortir de l’ornière, il ne pouvait compter que sur lui-même. « Je vais leur faire le coup de la pédagogie » pensa-t-il tout haut.

Il ramassa le dossier et le feuilleta en soupirant derechef.

Quand la béchamel avait-elle commencé à accrocher la casserole ?

La nouvelle crise sanitaire provoquée par la mutation de la COVID 19 au printemps 2023 avait entraîné la fermeture des établissements recevant du public jusqu’en décembre. La reprise en « stop and go » pendant toute l’année 2024 avait laissé exsangue un secteur de l’exploitation qui ne pouvait plus compter sur les productions américaines directement diffusées en Vidéo-à-la-Demande.

La plateforme de visionnement par abonnement  NOTFLEX avait vu s’envoler son chiffre d’affaires tandis que la société COQ-MARGUERITE, fleuron de l’exploitation française, se retrouvait au bord du dépôt de bilan.

Heureusement, alors que l’établissement d’une immunité collective satisfaisante s’annonçait pour 2025, OLABIBI, géant chinois du commerce en ligne, débarqua en sauveur. Après avoir racheté au prix fort les droits du football français (dont plus aucun opérateur européen ne voulait) en échange d’une priorité sur la diffusion des compétitions de l’équipe nationale, il imagina une plateforme numérique pour diffuser les matchs qui inclurait les productions de COQ-MARGUERITE. Ce fut un coup de maître.

En 2030, la coupe du monde de foot, organisée à huis clos aux USA par peur d’une reprise épidémique quelconque, fit exploser les abonnements. OLABIBI devint illico la première entreprise mondiale cotée en bourse. Cette fusion-acquisition permit également à COQ-MARGUERITE de réinventer son parc de salles. De nombreux sites furent fermés et les complexes restants furent réhabilités façon « palace » (une salle spectaculaire d’un millier de sièges et une demi-douzaine de salons privatisables, très cosy, de dix à cinquante fauteuils).

On y diffusait les grands matchs en direct et les séries achetées ou coproduites par OLABIBI (des soirées de gala démentielles avaient lieu pour lancer chaque saison de PATH OF FILTH, la plus grande série de tous les temps) ainsi que les créations audiovisuelles « maison» : des comédies familiales et des films d’animation pour enfants.

COQ-MARGUERITE avait absorbé l’entreprise spécialisée dans le dessin animé TOPKAPI qui avait elle-même intégré le studio d’animation DINGUEPICTURES en 2022.

Les productions les plus populaires, telles que VIENS DANS MON SLIP ON EST DEJA TROIS (puis QUATRE, puis CINQ…), faisaient l’objet de projections événementielles pendant la première semaine de leur mise à disposition sur la plateforme et généraient des affluences phénoménales.

L’offre «Foot & Ciné» d’OLABIBI avait ainsi connu un succès fulgurant jusqu’à atteindre 35 millions d’abonnés.

Afin de résister à cet essor, la plateforme NOTFLEX et ses 17 millions d’abonnés avait rapidement acquis les quinze cinémas d’un groupe d’exploitation breton à l’agonie et continuait d’acheter au coup par coup des salles en faillite aux endroits clés du territoire. NOTFLEX tentait de copier le modèle de son concurrent et investissait massivement dans le basket-ball (acquis l’an dernier, les droits exclusifs de la NBA lui avaient coûté une somme faramineuse).

Les abonnés à ces deux plateformes bénéficiaient d’un tarif préférentiel lors de leur venue dans les salles affiliées (7€ contre 14€ de prix moyen) et, en fonction de divers concours et publicités ciblées, ils pouvaient être accueillis dans les salons privés pour des avant-premières très courues en présence de youtubeurs, de comédiens et parfois même de vedettes du sport.

Face à la raréfaction de l’offre et du public, les exploitants indépendants et les réseaux concurrents de COQ-MARGUERITE (à l’exception de ceux qui étaient passés sous pavillon NOTFLEX) avaient mis la clé sous la porte, non sans quelques manifestations de désespoir assez pénibles.
Un grand nombre de salles des centres-villes avaient été rachetées par les collectivités locales pour devenir les CENTRES-IMAGE que nous connaissons, d’autres avaient été transformées en garages, en buildings, supermarchés... « On connait la chanson » marmonna le ministre.

Dix ans avaient passé mais on pouvait encore tomber, au hasard d’une promenade dans les villes de province, sur des façades murées, des murs tagués, des vitrines barbouillées au blanc d’Espagne et des enseignes déglinguées : LE LUX, L’EDEN, LE REX, LE SIRIUS, L’ALHAMBRA…

Les locaux des anciens multiplexes de périphéries, vastes et faciles d’accès, avaient été vendus à des entreprises de commerces en ligne et transformés en entrepôts de stockage ou de distribution. Malgré plusieurs enquêtes, il n’avait pas été possible de faire la lumière sur le montant et les modalités exactes de ces transactions. Tout n’avait pas été perdu pour tout le monde. Le ministre pensa : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme en Yuans ». 

Le Ministère de la Culture et de la Communication avait promptement réagi à ce processus de concentration en instaurant dès 2024 une taxe sur les abonnements reversée aux producteurs domiciliés dans l’hexagone.

La majorité de ces sociétés fournissait OLABIBI et NOTFLEX en séries destinées aux téléphones portables.

Dans cette catégorie, l’adaptation du programme canadien BATARDS LAND faisait un carton chez les 12-25 ans. Le SBOUB recevait sa part du gâteau numérique et pouvait ainsi alimenter le réseau IMAGIN’ACTION avec des productions indépendantes. « C’est quand même un système épatant » se félicita le ministre.

La télévision avait été terrassée par le phénomène.

La fusion des principaux groupes privés avait abouti à la création de la plateforme OMBILICAL qui vivotait en recyclant les programmes phares des années 1980-2000 (l’émission MASKCHIEF, qui mettait en scène l’affrontement de chefs étoilés déguisés en tiramisu ou saucisse-lentilles, venait de faire un flop retentissant).

La plateforme publique EDUCATEL mettait à disposition gratuitement les archives de l’INA et proposait un journal audiovisuel quotidien diffusé en direct à 13h (le plus important nombre de connexions sur ce créneau horaire). Au passage, le ministre se souvint qu’il allait devoir affronter une grève des journalistes à la rentrée. Le Président de la République avait enfin annoncé la suppression de la redevance audiovisuelle et il doutait pouvoir obtenir une rallonge du Ministère de la Santé et du Budget.

Il faudrait sûrement nommer un nouveau directeur pour EDUCATEL. « Une directrice » se dit-il intérieurement.

La France, avec ses 300 établissements, 660 écrans et 34 millions d’entrées en 2032 méritait bien le titre de « pays du cinéma ».

Il ne restait qu’une poignée de cinémas-musées dans le reste du monde, principalement dans les grandes métropoles, et de gigantesques salles de projections 3D étaient implantées dans les parcs d’attractions aux USA, en Asie, au Moyen Orient...

Le Ministre récita : « c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’exception culturelle française et nous tous, réunis ici, pouvons en être fiers! »

Il se redressa et répéta plusieurs fois en changeant d’intonation : « pour le préserver, pour le renforcer, j’ai décidé de convoquer des états généraux de la diversité audiovisuelle. »

Un brouhaha soudainement monté de la croisette sembla saluer cette tirade.

Un youtubeur de NOTFLEX était attendu pour un stand-up sur la plage du Martinez en préambule à l’ouverture du FIPA. Le ministre jeta un nouveau coup d’œil au château du Suquet dont la tour lui fit tout à coup l’effet d’un majestueux doigt d’honneur. Il plongea une main dans son caleçon et songea : « Et la vie continue… »

(Un texte de Grégory Le Perff, publié ici avec son aimable autorisation)

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