Depuis au moins une vingtaine d’années, nous observons une inexorable et profonde refonte des mondes professionnels de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Répondant au mot d’ordre « d’Économie de la Connaissance », une nouvelle façon de concevoir la place des savoirs dans nos sociétés a conduit à une succession de réformes systémiques ayant pour cadre commun la transformation des pratiques et des valeurs de nos métiers. La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) n’est qu’un nouvel épisode de cette opération politique de reconfiguration des paysages scientifiques.
En regard de cette réorganisation de l’Institution Science, on constate depuis plusieurs années un engagement croissant des chercheurs et enseignants-chercheurs dans les débats et mobilisations qui agitent nos sociétés. Les scientifiques ne se contentent plus de quitter leur Tour d’Ivoire pour faire acte de vulgarisation, mais ils prennent part à la vie de la cité, mobilisant de plus en plus leurs savoirs dans l’espace public. Les initiatives de collectifs en marge du mouvement syndical, telles que Labo 1.5, Atecopol, ou Rogue ESR, témoignent d’une volonté de repenser la place du scientifique dans la société, de reconfigurer également pratiques et valeurs.
En dépit de cette tendance commune à repenser le « Scientifique » dans la cité, il n’y a jamais eu autant de désaccords, de divergence entre d’un côté les « administrateurs » de la Science, responsables ou managers politico-scientifiques, et de l’autre les chercheurs et enseignants-chercheurs de paillasse et d’amphis. Les récentes déclarations d’Antoine Petit, de Frédérique Vidal ou d’Emmanuel Macron au sujet de la LPPR traduisent la volonté décomplexée du gouvernement d’imposer un agenda politique néolibéral aux scientifiques, sans leur accord et contre eux si nécessaire. A cette politique de réorganisation profonde de la Recherche ont répondu une salve de déclarations et tribunes de chercheurs, sociétés savantes, comités nationaux témoignant d’un rejet massif, d’une défiance totale des chercheurs et enseignants-chercheurs envers leur hiérarchie administrative.
Ce dialogue de sourd traduit deux compréhensions radicalement différentes de la situation. D’un côté, le gouvernement et ses relais au sein des Universités et Organismes de Recherche installent un pilotage de plus en plus vertical et autoritaire de l’Institution Science, un dirigisme assumé qui considère les chercheurs comme de simples opérateurs d’une politique qu’ils ont le pouvoir de définir unilatéralement. Le politique a décidé de « rompre le pacte » qui le liait à la communauté scientifique, d’imposer une nouvelle vision de la Science et d’en refonder l’éthique et les pratiques. De l’autre côté, les réactions des chercheurs qui se sont déchainées cet automne – comme à chaque nouvelle réforme de l’ESR - n’ont pas saisi la nature de l’enjeu et continuent à livrer un combat centré sur la défense de l’outil de travail ou la liberté académique, ils se sont massivement mobilisés pour défendre la spécificité sociale de leur activité et le besoin d’un soutien sans faille de l’Etat : plus de postes, plus de financements, plus de valorisation… sans comprendre qu’ils nommaient et validaient ainsi les éléments de leur propre servitude.
La LPPR, qui se présente comme un instrument technique d’optimisation de l’Organisation de la recherche, met en scène un débat dont les termes, fixés de longue date, n’offrent comme perspective à notre communauté qu’une perte programmée de l’autonomie et la disparition des valeurs de la Science. Ce débat artificiel, qui laisse dans l’ombre les véritables enjeux politiques, sociaux et éthiques, semble entériner une opposition stérile entre un gouvernement régalien fier de ses prérogatives et de sa vision politiques, et une communauté scientifique impuissante et focalisée sur la défense d’un paradis perdu.
Alors comment faire débat, comment se saisir de l’opportunité politique que représente la LPPR pour sortir des faux-débat et aborder les questions de fond, pour dessiner une organisation de la recherche qui redonne tout son sens au travail scientifique, pour repenser le pacte tacite mais essentiel qui lie notre communauté à la Société, aux Pouvoirs publics ?
La LPPR est une occasion unique de penser le rapport de notre institution au politique, rapport qui semble échapper tant à notre compréhension qu’à notre contrôle. L’association Sciences Citoyennes souhaite s’emparer du débat autour de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche pour formuler des propositions allant dans le sens d’une profonde démocratisation des sciences. Pour cela il faut retraduire les questions qui ont été posées pour en rendre explicite les véritables enjeux. La LPPR proposait de structurer l’organisation de la Recherche en trois grands domaines : Financement de la recherche (Recherche sur projet, financement compétitif et financement des laboratoires), l’Emploi Scientifique (Attractivité des emplois et des carrières scientifiques), les Partenariats (Innovation et recherche partenariale). Traduisons-les.
Dans « Financement de la recherche », nous entendons « modalités de pilotage de la recherche ». Les grands axes programmatiques de recherche sont désormais définis par les agences de financement, publiques ou privées. Alors, qui pilote la recherche, quels sont les acteurs légitimes pour décider des orientations scientifiques et techniques ?
Plus que l’ampleur des moyens financiers attribués à la Recherche, c’est la nature des savoirs produits qu’il importe aujourd’hui de questionner. Il existe à côté des opportunités croissantes de financement des nouvelles technologies tout un pan de Science non-faite : des questions fondamentales pour mieux comprendre notre monde et pour tenter de répondre aux enjeux contemporains restent sans savoirs, sans réponses faute de financements. Alors, Quelle Recherche souhaitons-nous financer ?
Nous proposons la mise en place de Conventions de citoyens dont la mission serait de définir périodiquement de quels savoirs notre société a besoin. Ces assemblées de citoyens détermineraient quels défis sociétaux seraient prioritaires et arbitreraient, à différents niveaux, les objectifs généraux de la recherche et leur répartition budgétaire.
Qu’entend-on par « Attractivité de l’emploi scientifique » ? La rémunération des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur est aujourd’hui scandaleusement faible et légitimement dénoncée par personnels et syndicats. Pourtant, les scientifiques n’ont pas choisi la voie de la recherche pour des motifs financiers. L’enjeu aujourd’hui n’est pas de rendre le métier plus attractif financièrement mais plutôt interroger la crise de sens que traverse notre profession. Quel est le sens du métier de chercheur au XXIème siècle ?
Le sens du travail du chercheur ne se limite pas à des indicateurs scientométriques, à une progression de carrière, à une valorisation financière. Il est unique et s’appuie sur la création, le débat, le partage et la transmission de connaissances. Les réformes menées depuis 20 ans ont réduit le chercheur à devenir le rouage d’une machine de plus en plus détachée des savoirs, de la société et du monde. Donner du sens au travail du chercheur c’est aujourd’hui le rendre vivant en le réinscrivant dans son environnement social, politique, culturel, éthique, écologique.
Nous proposons une Mise à jour du code de la recherche afin de protéger davantage les chercheurs des pressions économiques ou sociales, tout en encourageant leur ouverture à la société civile via des mécanismes de formation, de mobilité et de reconnaissance professionnelle. Nous proposons de remettre savoirs et chercheurs en société en favorisant la mise en débat des connaissances dans leurs dimensions éthiques, économiques, environnementales et sociales.
La notion de Partenariats conduit naturellement à questionner avec qui et pour qui les scientifiques travaillent. Alors, avec quel(s) partenaire(s) préférentiel (s) la recherche doit-elle être menée ? Le cadre politique de l’Economie de la Connaissance a essentiellement privilégié les interactions entre le monde de la Recherche et les mondes économique et industriel. Mais quels devraient être les destinataires des savoirs engendrés et transmis par les scientifiques, avec quelles composantes de la société les scientifiques devraient-ils préférentiellement interagir ?
La défiance croissante dans l’Institution scientifique, qui nourrit les mouvements de post-vérité ou de fakescience, tire son origine de la distance croissante entre la société et les mondes des sciences. Nous pensons qu’il faut refaire du lien entre sciences et société en favorisant les interactions entre la société et les mondes de la recherche et de l’enseignement supérieur.
Nous proposons que la LPPR soutienne des programmes de co-construction des savoirs avec la société civile non marchande et dégage des lignes budgétaires dédiées à la recherche participative dans chaque organisme de recherche permettant le conventionnement avec des associations. Nous appelons à la création de Départements Sciences en Société qui favorisent l’ouverture de chaque établissement à la société civile, le développement de la recherche participative et l’émergence de structures à l’interface Sciences-Société
Aujourd’hui le monde de l’ESR traverse une crise, c’est-à-dire un moment décisif et périlleux qui appelle des choix forts et volontaires. Le temps est venu à notre communauté de réfléchir au sens profond de son activité, de clarifier ses liens multiples avec la société et les missions qui en découlent, de repenser ses pratiques à la lumière d’une éthique professionnelle consciente et assumée.
La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche ne doit pas être une étape de plus vers une recherche de plus en plus asservie aux enjeux économiques et financiers, aux intérêts singuliers et controversés. C’est au contraire l’occasion unique de réinscrire pleinement notre communauté dans son environnement politique et social et, face aux crises sociales et planétaires auxquelles nos sociétés sont confrontées, de réaffirmer son engagement fort au service de l’Intérêt général et supérieur de l’Humanité.
Pour une recherche avec et pour les citoyens.
Pour l'association Sciences Citoyennes (https://sciencescitoyennes.org),
Jérôme Santolini.