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Billet de blog 8 décembre 2022

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Journée internationale contre la corruption : la place des victimes en question

Depuis l'adoption de la Convention des Nations unies contre la corruption, le 9 décembre est l’occasion d’alerter sur les conséquences de la corruption et de revenir sur les enjeux de la lutte anti-corruption. Des pratiques toujours répandues dans le monde entier, qui affectent les institutions démocratiques, ralentissent le développement économique et contribuent à l'instabilité gouvernementale.

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Sherpa lutte depuis près de 20 ans contre la criminalité économique, au rang de laquelle la corruption tient une place centrale, et met au cœur de son combat la protection des victimes. Près de 20 ans après sa création, cette journée internationale nous donne l’occasion de revenir sur une année charnière de notre action, faite de succès consacrant des années d’un combat judiciaire acharné en matière de biens mal acquis, et de mettre en évidence les nouveaux obstacles à la lutte anti-corruption.

L’affaire Rifaat al-Assad et les biens mal acquis syriens, une victoire judiciaire sur la corruption transnationale.

Dès 2007, Sherpa est à l’origine des premières plaintes déposées dans les affaires dites des biens mal acquis dénonçant les soupçons de recels de détournement de fonds publics par des membres des familles dirigeantes du Gabon, du Congo et de la Guinée Équatoriale. Au terme d’une longue saga judiciaire, l’une de ces affaires a abouti à une décision sans précédent ; la condamnation de Téodorin Obiang, fils du président de Guinée Équatoriale confirmé par la Cour de cassation en 2021.

Ces premières affaires initiées par Sherpa et visant les investissements faits en France sur lesquels pèsent des soupçons de détournement de fonds publics étrangers et de blanchiment de corruption ont donnés lieu à une série d’autre plaintes, concernant des officiels djiboutiens, syriens, égyptiens, tunisiens, et ouzbeks. Si le traitement judiciaire de certaines de ces affaires a confirmé nos craintes quant au développement néfaste de la justice négociée en matière de criminalité financière, la condamnation définitive de Rifaat al-Assad, le 7 septembre 2022, constitue une étape significative dans la lutte contre la corruption.

C’est à la suite d’une plainte déposée par Sherpa en 2013, que Rifaat al-Assad, oncle de l’actuel homme fort du régime syrien Bachar al-Assad, a été condamné à quatre ans de prison ferme pour blanchiment d’argent et détournement de fonds. Ses biens, estimés à plusieurs centaines de millions d’euros en France, ont également été saisis.

Les victimes de la corruption – au cœur de notre combat – l’enjeux de la restitution des avoirs

Si le combat judiciaire menée par les associations anti-corruption a été essentiel dans les avancées faites par la France récemment, nos appels répétés à la création d’un mécanisme de restitution des avoirs a permis de prendre en compte la question des victimes dans la lutte contre la corruption. En effet, jusqu’alors l’ensembles des fonds et avoirs définitivement confisqués étaient dévolus au budget de l’État français. Sherpa, aux côtés de Transparency International France, a interpellé sans relâche les gouvernements successifs, depuis les premières plaintes biens mal acquis, jusqu’à la création d’un dispositif dans le droit français assurant la restitution des fonds et biens saisis aux populations spoliées. Des années de lutte qui ont abouti à la création d’un mécanisme de restitution des avoirs promulgué dans la loi du 4 août 2021[1].

Le développement de la justice négociée, un obstacle de plus en plus important à la mise en cause de  la responsabilité des multinationales en matière de corruption

Deux récentes affaires, dans lesquelles Sherpa est partie civile, ont permis d’observer la tendance néfaste au recours à la justice négociée en matière de criminalité financière et de corruption.

Dans l’affaire dite Bolloré Togo, le groupe et certains de ses dirigeants sont soupçonnés d’avoir financé la réélection du président du Togo, Faure Gnassingbé, dont la famille monopolise le pouvoir depuis plus de cinquante ans, par l’intermédiaire d’une filiale du groupe. En échange, le dirigeant africain aurait permis à Vincent Bolloré de récupérer la concession du port de Lomé, le seul port en eau profonde de la côte ouest africaine.

La société Bolloré SE a pu bénéficier d’une procédure de justice négociée par la conclusion d’une Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) aux termes de laquelle elle devra s’acquitter d’une amende de 12 millions d’euros mais échappe aux autres sanctions pénales dont une très importante : l’interdiction de concourir à un marché public.

Dans une seconde affaire concernant des faits révélés au cours de l’instruction sur le dossier dit du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, le groupe Airbus a reconnu le versement de pots de vin afin de faciliter la conclusion d’un contrat de vente de douze avions à la compagnie Libyenne Afriqyah Airways. De manière étonnante, l’audience de validation de cetteCJIP s’est concentrée sur les efforts faits par le groupe en matière de lutte anti-corruption, évoquant « une période révolue », alors qu’il s’agissait pourtant de faits reconnus par Airbus. La sanction a une nouvelle fois illustré les dangers de la justice négociée. Alors que le texte de la CJIP prévoit que l’amende prend en compte une estimation du bénéfice économique tiré de la transaction illégale (limitée toutefois à 30% du bénéfice annuel), il a été décidé, en récompense des efforts de Airbus, de ne calculer le montant de l’amende que sur la somme des pots de vin versés.

En plus de créer une distorsion du droit pénal, en créant un régime plus favorable impliquant une reconnaissance des faits sans reconnaissance de culpabilité pour les sociétés, le développement de la justice négociée pose des questions quant à la place de la victime dans ces procédures. Sans droit d’opposition sur le choix du recours à la CJIP par le procureur de la République, sans réelle faculté de négociation, les victimes et associations qui les représentent ont uniquement la possibilité de transmettre les éléments permettant d’établir la réalité et l’étendue du préjudice subi.

La CJIP soulève donc des difficultés quant à la notion, et la place des victimes dans les affaires de corruption. Celles-ci souffrent d’une identification délicate, la corruption étant souvent perçue comme un crime sans victimes, et la société civile des États spoliés considérée comme victime peut rencontrer des difficultés d’accès à la justice. Les associations appellent à une redéfinition internationale de la notion et de la place de victime de la corruption.

[1] Loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales


Tribune de Chanez Mensous, chargée de contentieux et de plaidoyer à Sherpa

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