Après l'interdiction de la manifestation par le gouverneur d'Istanbul, le comité d'organisation de la Marche a finalement dû changer son fusil d'épaule et redoubler d’imagination pour que cette 14ème Marche des Fiertés ait lieu malgré tout. L'enjeu de la visibilité est en effet trop important pour que la communauté LGBTQI renonce aussi facilement à son droit à la fête. Le mot d'ordre 2016 ? « Dispersons-nous ! »(#dağılıyoruz), un clin d’œil malicieux aux ordres hurlés par la police lors de la TransPride une semaine plus tôt, quand les quelques soixante personnes transgenres avaient bravé l’interdiction de se rassembler sur l’avenue Istiklal.
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L'objectif était donc d'être omniprésent.e.s et insaisissable.s. Les manifestant.e.s ont multiplié les « fronts » et diversifié les « modes d'intervention » dans l'espace public pour contourner la répression policière, logique guerrière s'il en est, disproportionnée, comme elle le fut une semaine auparavant, et en total contraste avec l'aspect habituellement léger et festif de l'évènement.
Dès le dimanche matin, un imposant dispositif sécuritaire s’est largement déployé tout autour de la place Taksim, lieu de rassemblement traditionnel des manifestations et des luttes sociales stambouliotes. La visibilité qu'elle offre est inégalée, et c'est bien cela qui semblait déranger les autorités. Le drapeau arc-en-ciel s’est alors vu officiellement banni de l'espace public jusqu’à devenir un mobile suffisant pour une interpellation ou une garde-à-vue. Mais, à Istanbul, peut-être plus qu’ailleurs, défier l'interdit stimule la créativité. On contourne le dispositif sécuritaire avec des méthodes dignes d'Otpor![1]. Comment donc nettoyer cette peinture à l'huile aux couleurs du drapeau arc-en-ciel sur les pavés de l'avenue Istiklal ? Les activistes lesbiennes qui ont déversé incognitos ces bouteilles de peinture couleur Rainbow flag au nez et à la barbe des commerçants et des passants du dimanche en rient encore.
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Dès le début de l’après-midi, la communauté siège à tous les coins de rue, avec la ferme intention de poursuivre sa (fraîche) conquête de l'espace public et de ne pas se laisser voler ce moment attendu par des milliers de Stambouliotes désormais chaque année. Ce jeu du chat et de la souris n'est alors pas sans rappeler les modes de résistances déployés pendant les manifestations de Gezi, en 2013, où humour et intelligence s'imposaient comme les seuls ressorts de l'action non-violente[2]. Profitant de son aspect labyrinthique, la manifestation s'est décentralisée en plusieurs points du quartier central de Beyoğlu, sans pouvoir toutefois échapper complètement au maillage serré du dispositif policier. Bloquées par des barrages, les entrées et les sorties des rues adjacentes à l'avenue Istiklal ont fait l'objet d'un filtrage zélé pour repérer et évincer les potentiel.le.s manifestant.e.s en un délit de faciès parfaitement assumé. Le rêve éveillé de tout homophobe : interdire et nier enfin l’existence des gays, des lesbiennes et des transgenres dans l’espace public.
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A 17 heures pétantes, dispersés dans différents bars et cafés qg du quartier, collectifs et associations ont alors simultanément fait une lecture publique de la déclaration de presse de la communauté LGBTQI, se terminant, pour certain.e.s, au poste de police. En dépit du ton pacifique de l'évènement, l'après-midi a été ponctuée de gardes à vue et quelques échauffourées sont venues ternir cette journée sous haute tension. Si la sérénité n’est pas au rendez-vous, les manifestant.e.s ne semblent pas s'en étonner, habitué.e.s désormais à ce type d'accueil depuis Gezi. Chauffés par les déclarations de groupes d'extrême droite, quelques groupes homophobes se sont aussi invités à la fête avec pour objectif affiché de troubler le bon déroulement de l'après-midi, caillassant les bars « gay friendly » voire s'en prenant physiquement à des manifestant.e.s. Les balles en plastique ont sifflé et l'odeur de gaz lacrymogène a flotté longtemps après l'intervention d'une équipe des forces de l'ordre en amont de l'avenue.
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Malgré tout, et paradoxalement, c’est avec soulagement que s’est terminée cette 14e édition de la Marche des Fiertés, qui clôturait la Semaine des fiertés 2016. Une grande fatigue et un soulagement relatif qu’en dehors des brutalités policières « traditionnelles », il n’y ait eu ni bombe ni extrême violence. La grande fête du soir organisée dans une boîte de nuit du quartier a fait office d'exutoire après cette journée sous tension. Même si certain.e.s confiaient encore une appréhension de voir la police arriver et saccager ce moment de joie et de légèreté de la communauté. De nombreuses menaces pesaient sur l'évènement depuis plusieurs semaines au point que le comité d'organisation avait fini par renoncer à appeler officiellement à la marche, craignant un bilan sanglant et conscient que les autorités ne se précipiteraient pas pour protéger des militant.e.s LGBTQI.
Qui était le plus à craindre ? Groupes d'extrême droite homophobes, forces de l'ordre ou menace djihadiste ? Un étau anxiogène qui s’est resserré à mesure que le 26 juin approchait. Il s'agissait, pour la communauté LGBTQI, de cerner les véritables menaces pour sécuriser au mieux la Marche. Les jours précédents ce 26 juin 2016 ont été particulièrement éprouvants pour les nerfs. Et la période sainte du Ramadan a rendu le contexte encore plus délicat. Elle avait déjà été le prétexte en 2015 pour interdire la marche, quelques heures à peine avant le début de la manifestation[3]. L'ambiance bon enfant qui régnait lors de la Pride les années précédentes (et notamment depuis les évènements de Gezi[4]), s'était trouvée entachée par la violence des interventions policières. Violences telles que, désormais des précautions de sécurité apparaissent dès l'article 2 de la page officielle de la Marche[5] (les participant.e.s sont invité.e.s à prendre photos et vidéos pour rapporter tout abus). Mais ce ne fut malheureusement pas tout. Le 12 juin, à Orlando, un sympathisant de l’État islamique massacre 50 personnes de la communauté LGBTQI, au Pulse, club gay de cette ville de Floride [6].Un traumatisme mondial, un choc pour la communauté LGBTQI. Et un événement qui fragilise et inquiète encore davantage le comité d’organisations de cette 14ème Marche à Istanbul. Le drame semble avoir stimulé l'imaginaire des milieux homophobes et a encouragé des regroupements politiques tels que les Jeunesses musulmanes d'Anatolie (Musluman Anadolu Gençliği) et les Foyers d'Alperen (Alperen Ocakları) qui se sont fendus de déclarations menaçantes, rapidement relayées par la presse et les réseaux sociaux avec une certaine complaisance (qualifiant la Marche des Fiertés d' « immoralité » et invitant ses partisan.ne.s à faire le nécessaire pour empêcher cette normalisation dont l’État serait, selon eux, complice). Si aucune menace directe d'organisation comme DAESH n'a été enregistrée, la communauté LGBTQI n'en reste pas moins dans le viseur de l'organisation comme le souligne le journaliste David Thomson :"Les homosexuels sont une cible logique", estime le journaliste David Thomson, spécialiste du djihadisme. S'il considère que cibler des ressortissants des pays de la coalition engagée contre l'EI relève de "la loi du Talion", "les homosexuels constituent, avec les juifs, une cible naturelle, permanente et légitime des djihadistes quel que soit le contexte géopolitique"[7].
L'association LGBTI d'Ankara, Kaos GL, fait partie de la liste des cibles potentielles de l'organisation sur le territoire turc. L'année qui vient de s'écouler, particulièrement sanglante pour la société civile et les milieux militants, a tragiquement rappelé la réalité de la menace djihadiste. Les esprits sont encore traumatisés par les attentats de Suruç[8] et d'Ankara[9] et la Marche des Fiertés faisait aussi figure de première manifestation d'envergure depuis ces drames. Le comité d'organisation a envisagé toutes sortes de possibilités pour s'assurer une protection maximale (invitation de personnalités politiques étrangères entre autres), sans que le dialogue avec les autorités ne s'assouplisse suffisamment pour établir un rapport de confiance. Le conservatisme des autorités et les soupçons de liens avec les mouvements islamistes radicaux ont creusé encore davantage ces derniers mois le gouffre entre l’État et une partie de ses citoyen.ne.s.
Dans la lutte pour une société diverse et plus juste, la communauté LGBTQI semble être à un tournant de son histoire. Comment envisager les années à venir sous le régime Erdoğan ? Les problèmes de sécurité et l'interdiction de la Marche sont à interpréter au-delà de la stricte problématique de l'orientation sexuelle en Turquie. Comme d'autres groupes minoritaires, la communauté vit à plein les avancées et crispations démocratiques du pays. L'élue municipale Sedef Çakmak revient sur les évolutions des années 2000 au moment du rapprochement entre l'AKP, fraîchement arrivé au pouvoir, et l'Union Européenne : « A l'époque, l'AKP flirtait avec l'UE. Le parti a fait passer un certain nombre de lois dans l'optique de l'intégration. Certaines lois, par exemple, ont facilité la création d'associations (…) c'est à ce moment qu'on a décidé de créer Lambdaistanbul (…). »
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Mais cette deuxième interdiction officielle de la Marche des Fiertés n'augure rien de bon. Elle est symptomatique d'un état plus général, celui d'un pays en perte de vitesse, où le retour de la guerre apporte un coup d'arrêt à l'effervescence sociale de la décennie précédente. L'association Spod[10] et Sedef Çakmak retracent une histoire récente du mouvement marquée par d'importantes victoires[11] : « Nous travaillons avec les mairies depuis seulement deux ans, mais les avancées sont manifestes et les initiatives se sont rapidement diffusées à d'autres mairies. C'est un signe d'espoir. Si la situation politique se stabilise, je suis convaincue que nous pourrons encore avancer dans ce sens dans les années à venir », nous confie Sedef Çakmak. Mais l'atmosphère orageuse qui pèse désormais ne semble pas être en faveur de la poursuite de cette conquête pour le droit à l'égalité. Si les initiatives locales des mairies de Şişli et Beşiktaş (deux arrondissements centraux d'Istanbul, CHP, parti kémaliste) sont encourageantes[12], elles restent marginales et peinent à rehausser le tableau d'ensemble. Le mode de gouvernance de plus en plus autoritaire et le conservatisme grandissant de la société n'invitent pas à l'optimisme. L'idée de l'intégration à l'Union Européenne, de plus en plus hypothétique, ne joue plus son rôle moteur dans l'avancée de la reconnaissance de la pluralité des orientations sexuelles. Si pour l’Etat, la communauté LGBTQI est insignifiante au regard d’autres problématiques brûlantes, comme la question kurde, il reste maintenant à espérer que la créativité et le dynamisme des militants LGBT leur permettent de poursuivre ce long combat pour l'égalité des droits dans la société turque.
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Texte : Céline Pierre-Magnani et Anne-Sophie Zika
Photos ©Anne-Sophie Zika
[1]Popovic Srdja, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans arme, Payot, 2015, 288p
[2]http://istanbul.blog.lemonde.fr/2013/09/01/un-escalier-distanbul-haut-en-couleurs/
[3]http://www.liberation.fr/planete/2015/06/28/instanbul-la-gay-pride-violemment-reprimee-par-la-police-turque_1338888
[4]La communauté LGBTQI a particulièrement gagné en reconnaissance et en visibilité pendant les manifestations du parc Gezi en 2013. Les Gay Pride qui s'en sont suivi ont rencontré un vaste soutien au-delà des cercles militants habituels.
[5]http://lgbti.org/onur-yuruyusune-katilacak-olan-kardeslerimizin-dikkatine/
[6]https://www.mediapart.fr/journal/international/120616/tuerie-orlando-50-morts-le-suspect-abattu
[7] L’Express, 13 juin 2016 lien : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/orlando-les-homosexuels-une-cible-permanente-des-djihadistes-comme-les-juifs_1801789.html
[8]https://www.mediapart.fr/journal/international/210715/attentat-suicide-en-turquie-30-morts-lei-mis-en-cause
[9]https://www.mediapart.fr/journal/international/261015/apres-ankara-letat-turc-aurait-pu-empecher-toutes-ces-personnes-de-mourir-et-il-ne-la-pas-fait
[11] Reconnaissance par l’État d'association LGBTQI (Lambda Istanbul), inscription progressive de la terminologie « orientation sexuelle » dans le discours officiel (enjeu de la Constitution), première élection d'une élue LGBTQI à un poste de responsabilité politique ...
[12]Les mairies de ces deux arrondissements se veulent pionnières dans ce domaine. La mairie de Beşiktaş organisait un cocktail à l'occasion de la semaine des fiertés. Dans une des polycliniques de la mairie de Şişli, une formation spécialisée a été dispensée sur les questions LGBTQI. Un principe de discrimination positive s'applique pour les travailleurs du sexe (tests sanguins gratuits sans présentation de pièce d'identité).