Le jugement relatif au caractère légal ou illégal de la construction de l'autoroute A69 sera rendu par le Tribunal administratif de Toulouse dans les jours qui viennent. Les juges se prononceront en particulier sur la « raison impérative d’intérêt public majeur » qui a justifié de déroger à l’interdiction d’atteintes à des espèces ou habitats protégés. Nous proposons ici l’éclairage de membres de l’Atécopol, collectif scientifique interdisciplinaire de la région toulousaine.
Ce projet, emblématique d’un modèle de développement socio-économique obsolète, handicapera fortement ce territoire en raison de ses effets délétères, parmi lesquels : l’artificialisation accélérée et les atteintes à plus de 130 espèces protégées et à des zones humides, alors que la biodiversité s’effondre et que l’eau est un enjeu majeur notamment en Occitanie ; les émissions accrues de gaz à effet de serre alors que la France s’est engagée à les réduire de 50% d’ici à 2030 ; la destruction de terres cultivées, s’ajoutant à la détresse du monde agricole, alors que les conséquences du changement climatique sur l’agriculture de l’Occitanie se font déjà sentir. Certes, toute activité industrielle implique des impacts environnementaux, la question est donc de savoir si le jeu en vaut la chandelle : ces pollutions nous permettent-elles de bâtir un monde plus sobre ? Plus juste ? Dans le cas de l'A69, ni l'un ni l'autre.
Pour justifier ces destructions irréversibles, l’intérêt public majeur serait le « désenclavement » de Castres. Les données INSEE prises dans leur ensemble et les analyses socio-économiques ne mettent en évidence aucun retard du bassin d’activité Castres-Mazamet en comparaison des autres départements de la région, malgré le « sentiment d’enclavement » exprimé en particulier par les entrepreneurs déjà connectés aux marchés nationaux et internationaux qu’offre la métropole toulousaine[i]. Par ailleurs, plusieurs études montrent que les infrastructures autoroutières ne stimulent pas forcément le développement[ii] mais tendent plutôt à renforcer encore davantage les plus grandes métropoles. En raison du prix du péage, les minimes gains de temps escomptés bénéficieraient en outre aux personnes les plus aisées tout en rendant le déplacement entre Toulouse et Castres plus long et moins sûr pour les autres, contraintes de traverser deux communes dont les voies de contournement auront été appropriées par l’A69. Partant d’un ensemble objectif de faits, la Rapporteure publique a remis en cause l’existence d’une « raison impérative d’intérêt public majeur » pour ce projet qu’elle a qualifié « d’autoroute de confort », demandant l’annulation de son autorisation[iii].
Mais doit-on vraiment annuler un projet aussi avancé que l’A69 ? Des situations analogues se sont déjà présentées. Ainsi, dans le cas du Grand Contournement Ouest de Strasbourg, le tribunal administratif a laissé le chantier se poursuivre malgré les manquements constatés, moyennant quelques régularisations sur le montage du dossier et un renforcement des mesures dites de « compensation » [iv]. Nous considérons que suivre la même logique pour l’A69 serait une grave erreur, pour trois raisons : l’invalidité des mécanismes de compensation, les nombreux dommages qui peuvent encore être évités, et la nécessité de ne pas encourager le passage en force des promoteurs.
La littérature scientifique démontre clairement, avec quelques décennies de recul, que les mesures dites de « compensation écologique » sont basées sur des principes d’équivalence écologiquement infondés, que leurs effets attendus sont décalés dans le temps alors que les dommages sont immédiats et irréversibles, et que les objectifs affichés sont généralement loin d’être tenus[v]. En clair : les dommages causés par le chantier et l’exploitation de l’autoroute ne pourront pas être compensés.
Malgré l’avancement du chantier, il est en revanche encore possible[vi], tant que les surfaces ne sont pas bitumées, de restaurer certaines fonctions écologiques dans les zones forestières et agricoles endommagées par les travaux (et leurs nombreuses non-conformités environnementales accumulées depuis 18 mois[vii]). Une partie importante des dégradations peut également être empêchée : l’artificialisation des terres restantes, l’imperméabilisation qui affecterait l’écoulement des eaux de pluie, les futures constructions aux abords des échangeurs, les émissions de gaz à effet de serre et autres polluants, l’extraction de granulats qui seront nécessaires pour entretenir les voies. Sur le plan sanitaire, la plupart des dommages sont à venir et donc évitables. En effet, l’élaboration des enrobés, leur transport et leur mise en œuvre émettent des substances toxiques aux impacts respiratoires, cardiovasculaires, neurologiques et cancérigènes avérés[viii]. Les employé·es et les riverain·es sont les plus concerné·es mais le caractère très volatil de certains composants élargit la population exposée.
Justifier la continuation du chantier par l'état d’avancement des travaux reviendrait à faire primer le « fait accompli » sur le droit. La volonté de réaliser le chantier le plus vite possible a par ailleurs engendré des violences disproportionnées envers les opposant·es au projet, relevées par le rapporteur de l’ONU[ix]. De tels conflits pourraient être évités par une jurisprudence qui incite au respect de la temporalité du droit, c’est-à-dire que la poursuite des travaux d’une telle ampleur soit conditionnée à la purge de l’ensemble des recours, tout particulièrement lorsque des avis négatifs d’organes consultatifs d’experts ont été émis.
Pour reprendre de nouveau les termes de la Rapporteure publique, le projet « n’est pas régularisable ». La vision de « l’intérêt public majeur » présentée par les personnes défendant l’A69 semble en fait bien étriquée, essentiellement focalisée sur des intérêts particuliers (comme les menaces formulées par Pierre Fabre viennent de le rappeler[x]) ou mineurs (gagner quinze minutes sur un temps de trajet). Une vision plus large et plus responsable de l’intérêt public majeur doit inclure les enjeux de santé publique, l’attention à la justice sociale, la protection des écosystèmes, le respect des engagements internationaux de la France et la recherche de souveraineté alimentaire. L’intérêt public majeur, c’est d’arrêter immédiatement ce projet et de commencer au plus vite à réorienter l’emploi pour réparer tous les dégâts, préparer un autre projet de territoire juste et désirable, et engager les transformations sociales indispensables pour restaurer la biodiversité, limiter le changement climatique et essayer de s’y adapter.
Ce texte est issu des réflexions collectives et interdisciplinaires au sein de l’Atécopol (Atelier d’Ecologie Politique, Toulouse). Il a été co-écrit par Geneviève Azam, Marianne Blanchard, Guillaume Carbou, Julian Carrey, Christophe Cassou, Jean-Philippe Decka, Alexandre Duparc, Adeline Grand-Clément, Steve Hagimont, Jean-Michel Hupé, Etienne-Pascal Journet, Sylvain Kuppel, Vanessa Léa, Odin Marc, Soizic Rochange, Sébastien Rozeaux et Laure Vieu.
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[i] « Note sur les « effets structurants » de l’A69, le « projet de territoire » et le « désenclavement » de Castres-Mazamet », R. Bénos et F. Taulelle, HAL SHS (2023). Voir également l’audition de Rémi Bénos lors de la commission d’enquête sur le montage juridique et financier du projet d’autoroute A69 (à 1h17 de l’audition).
[ii] « Les effets structurants des infrastructures de transport », F. Beaucire, L’Espace géographique, 2014/1 (Tome 43), p. 51-67 (2014)
[iii] « A69 : une possible suspension du chantier examinée par le tribunal administratif de Toulouse», Le Monde, 25 novembre 2024.
[iv] «Tribunal administratif de Strasbourg, 4ème Chambre, 23 février 2023, 1805541 ». Voir ici pour la dépêche AFP relatant la décision.
[v] Moreno-Mateos et al. "The true loss caused by biodiversity offsets" Biological Conservation 192, 552-559 (2015). Voir également « Les compensations écologiques sous tensions », V. Rasplus, Mission Agrobiosciences INRAE, 2024.
[vi] "Réhabilitation des sols des terrassements A69 -- mémo sur la faisabilité", Jacques Thomas, hydropédologue, 22 novembre 2024
[vii] « A69 : un chantier pavé de non-conformités environnementales aux impacts cumulés majeurs », France Nature Environnement, 20 novembre 2024.
[viii] «Health Risks of Asphalt Emission: State-of-the-Art Advances and Research Gaps», J. Hazard. Mater. 480 136048 (2024)
[ix] « Autoroute A69 : le rapporteur de l’ONU demande une enquête et des sanctions sur la gestion de la ZAD par les forces de l'ordre », France Info, 29 février 2024. Voir le compte-rendu du rapporteur de l’ONU ici.
[x] « Autoroute A69 : "Nous remettrons en cause notre développement local si l’autoroute n’est pas finalisée", prévient Pierre-Yves Revol, patron des laboratoires Pierre Fabre », La Dépêche, 29 novembre 2024