
Du 7 au 9 février a lieu à Toulouse le Forum International de la Robotique Agricole (FIRA), qui vise à « promouvoir la robotique agricole à travers le monde »[1]. Les écoles d’agronomie Ecole Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA) et l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie de Toulouse (ENSAT) en sont co-organisatrices, l’évènement ayant lieu sur leur campus, l’Agrobiopole.
Dans ce forum, les bienfaits, voire la nécessité d’une intensification de l’usage des techniques robotiques et d’automatisation constituent des principes non questionnés. Or, il nous semble important de rappeler que ces idées ne vont pas de soi, que les techniques robotiques ne sont pas neutres, et que leurs effets sociaux et environnementaux méritent d’être interrogés.
Les bénéfices annoncés de l’agriculture dite « de précision », dont la robotique constitue un élément central, paraissent louables : ces solutions permettraient de réduire l'usage d'intrants, de rendre attractif le métier d’agriculteur et d’agricultrices et de faciliter l’adaptation aux effets du changement climatique.
Chacun de ces bénéfices escomptés mériterait une discussion en soi ; mais, indépendamment de cela, le développement de la robotique pour l’agriculture pose plusieurs questions. La première est celle de l’empreinte environnementale de ces technologies. Beaucoup de circuits intégrés, de capteurs, de moteurs, de datacenters pour le stockage de données, beaucoup de calculs. L’empreinte environnementale du numérique commence à être bien documentée : d’après le ShiftProject[2], le numérique représente 3,5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (plus que l’aviation) et 10% de l’utilisation de l’électricité. A cela s’ajoutent les pollutions pour l’extraction des minerais et la fin de vie des appareils. Contrairement à ce que l’on a parfois pu croire, ces technologies sont tout sauf immatérielles. Combien de drones faudrait-il, de robots autonomes, d'objets connectés pour cette agriculture robotisée ? Quelle est la durée de vie de ces objets ? Peut-on encore ignorer la rareté de plus en plus critique des ressources minérales nécessaires à leur fabrication ? Quelle est la soutenabilité à long terme d’un tel système si on le généralise à l’ensemble de la planète ? Voilà des questions qui devraient être mises au cœur des réflexions d’un tel forum[3].
Par ailleurs, il nous faut prendre en considération le fait que la technique transforme en profondeur la société, dans des directions parfois non souhaitables. On peut établir une analogie avec la façon dont l’automobile a façonné les paysages, a créé les banlieues résidentielles et a développé une industrie et une économie. Les modes de vie se sont progressivement adaptés à ces infrastructures et ils en sont aussi devenus fortement dépendants. Une fois le monde structuré par l’automobile, celle-ci n’est plus un simple instrument que chaque individu serait libre d’utiliser ou non. En matière agricole, la question que nous devons nous poser est donc la suivante : qu’est-ce qu’un monde structuré par la robotique agricole ? Est-ce un monde résilient alimentairement ? Est-ce un monde potentiellement sobre en énergie et en matériaux ? Est-ce un monde qui préserve l’autonomie des paysans et des paysannes ?
Les thèmes de l'autonomie, de la dépendance et de la résilience doivent par conséquent être placés au cœur du débat. Ainsi, l’amplification de l’usage de techniques robotiques vient ajouter de nouvelles dépendances à un système agro-alimentaire déjà tributaire des énergies fossiles et des ressources en phosphate – pour ne citer que ces deux exemples. Si notre capacité à nous nourrir devait en outre dépendre de systèmes technologiques complexes, reposant sur des chaînes de production réparties sur l’ensemble de la planète (comme c’est le cas pour l’électronique), cela ne poserait-t-il pas immanquablement de nouvelles difficultés ?
On évoque aujourd’hui souvent le principe de « résilience alimentaire », c’est-à-dire la capacité, sur un territoire, à assurer la disponibilité d’une nourriture de qualité et en quantité suffisante pour la population, en cas de perturbations de natures diverses. La robotisation agricole et l’agriculture de précision embarquent à l’évidence nos sociétés dans des directions contraires à cette démarche. D’abord parce que l’intensification de la robotisation, qui vise par définition à diminuer la quantité de travail humain, a toutes les chances d’accélérer le déclin déjà vertigineux de la population paysanne. Ensuite on peut légitimement douter de la capacité d’un tel modèle à résister aux crises à venir (accès à l’énergie, catastrophes naturelles, approvisionnement en matériaux, tensions géopolitiques, etc.). Ce ne sont pas de « robots autonomes » dont l'agriculture aurait besoin pour assurer sa résilience, mais bien plutôt de paysans et paysannes autonomes, qui maîtrisent leurs outils et ne sont pas dépossédées des savoir-faire qui font la spécificité et la valeur de leurs métiers.
Ces développements questionnent également la contribution de la recherche scientifique à cette trajectoire. En faisant dialoguer les sciences humaines et sociales avec l'agronomie et l'ingénierie, la recherche a certainement un rôle à jouer dans l'émergence d'une vision globale de la place de la robotique en agriculture. Nous devons en effet tirer les leçons des erreurs passées, de la longue liste des promesses technologiques non tenues et des échecs des visions purement techniques et déconnectées des réalités sociales. On pourrait citer par exemple le plan ECOPHYTO qui, malgré un financement public important, s’est soldé par une augmentation de l'utilisation de pesticides en France, faute d'avoir su prendre en compte les réalités du terrain et les relations d'interdépendance entre acteurs qui sous-tendent le recours aux pesticides[4].
Enfin, contrairement à ce que suggère la communication des entreprises du secteur, la prolifération de robots dans les champs ne fait pas l'unanimité dans le monde agricole[5]. Plutôt que d’ouvrir grand la porte à des intérêts économiques en promouvant la robotique agricole sans réflexion critique, le rôle de nos établissements d’enseignement et de recherche ne devrait-il pas être en premier lieu de contribuer à éclairer ces questions cruciales et qui nous concernent toutes et tous, en organisant un véritable débat contradictoire avec l’ensemble des parties prenantes ?
Ce texte est issu des réflexions de l’Atécopol, collectif de 200 scientifiques toulousain.es réfléchissant ensemble à la catastrophe environnementale en cours et à venir. Il a été écrit par Guillaume Carbou, Julian Carrey, Olivier Lefebvre, Emilie Letouzey et Soizic Rochange.
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[1] https://www.fira-agtech.com/c/fira
[2] https://theshiftproject.org/article/impact-environnemental-du-numerique-5g-nouvelle-etude-du-shift/ . Comme indiqué dans le rapport, « le taux de croissance des émissions de GES dues au numérique est d’environ 6 % par an », à l’encontre des ambitions de réduction globale.
[3] Sans même parler de l’empreinte environnementale de l’évènement lui-même, assurément alourdie par les rotations d'hélicoptères qui ont été nécessaires pour installer les chapiteaux, la terre du champ étant trop meuble pour pouvoir utiliser des engins de levage lourds.
[4] Rapport de la cour des comptes sur le plan ECOPHYTO « l’objectif initial de diminution du recours aux produits phytopharmaceutiques de 50 % en dix ans […] est loin d’être atteint : l’utilisation des produits mesurée par l’indicateur NODU a, au contraire, progressé de 12 % entre 2009 et 2016 ». https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-bilan-des-plans-ecophyto. Voir aussi Laurence Guichard et. al., « Le plan Ecophyto de réduction d’usage des pesticides en France : décryptage d’un échec et raisons d’espérer », Cahiers Agricultures, 2017.
[5] L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, 2021