Olivier Lefebvre est ingénieur et docteur en robotique (thèse au LAAS-CNRS soutenue en 2006). Il a travaillé pendant plus de dix ans en entreprise dans les secteurs de la robotique et du véhicule autonome, à des fonctions de responsable d’équipe ou de stratégie R&D. Il a quitté l'ingénierie en 2019 pour suivre un master interdisciplinaire à dominante philosophie à l’université Toulouse Jean Jaurès, avec un mémoire de recherche portant sur « les déterminants » de l’innovation technologique.
Il enseigne la philosophie de la technique dans plusieurs établissements de l'Université Fédérale de Toulouse et il est actuellement chargé de mission « transition écologique et sociale » à l'INP de Toulouse. Il est membre de l’Atecopol (Atelier d’écologie politique).
Ce texte est la retranscription revue et corrigée d’une conférence donnée à l’invitation de l’Action Transverse « Robotique et Société » du GDR Robotique du CNRS, qui organisait le 7 décembre 2022 une journée d'Echange sur l'Ethique en Robotique.
Le titre de mon intervention est « allons-nous continuer la recherche en robotique ? ». Il fait écho à une conférence donnée par le célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck au CERN en 1972, et intitulée : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »[1]
Grothendieck avait arrêté la recherche scientifique parce qu’il refusait qu’elle puisse, même indirectement, servir des fins indésirables, et notamment militaires. Après cette bascule, il est allé à la rencontre de nombreux collègues et leur a demandé « pourquoi ils faisaient de la recherche scientifique ». Il présente dans cette conférence leurs réponses : « pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager. Lorsqu’on parvient à arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend généralement c’est [...] : « La recherche scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce que j’y trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Il confie que cela a longtemps été sa situation : « Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions au-delà ». Et plus loin « Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à la question : “À quoi sert socialement la recherche scientifique ?” Parce que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds considérables – en mathématiques ils ne sont pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être ».
On peut commencer par se demander : qu’est-ce qui a changé depuis la période où Grothendieck a donné sa conférence ?
Tout d’abord, la préoccupation à propos des applications militaires de la recherche scientifique s'est sensiblement déplacée vers le terrain écologique. La préoccupation écologique était déjà présente dans les années 70 chez quelques précurseurs, comme le groupe Survivre et Vivre fondé par Grothendieck, mais le contexte actuel de l’amplification de la catastrophe écologique et de la prégnance de ses effets fait que la question du rapport entre recherche scientifique et enjeux environnementaux se pose aujourd’hui de manière de plus en plus vive.
Par ailleurs, nous sommes entrés dans une période de “crise de l’avenir” selon l’expression du sociologue Gilles Lipovetsky. Si vous interrogez des personnes d’une vingtaine d'années à propos de leur vision de l’avenir, la réponse sera certainement que l’avenir leur semble compliqué, et plutôt sombre. Si vous aviez posé la même question dans les années 80, l’avenir n’était pas un horizon aussi lourd et menaçant. On imaginait plutôt qu’à l’avenir on aurait éradiqué la faim dans le monde, soigné de nombreuses maladies, que chaque foyer possèderait un robot, etc.
Une autre chose a changé : l’organisation de la recherche scientifique. Ce qu’il est convenu d’appeler « le complexe militaro-industriel » n’occupe plus la place qu’il occupait jadis dans la recherche. De nouveaux acteurs de la recherche sont apparus dans le monde industriel, notamment, dans le Numérique, les GAFAM, les BATX, qui sont des acteurs de premier plan de la recherche de ce domaine. De façon concomitante, la recherche sur projet s’est généralisée, devenant l’instrument de pilotage de la recherche publique. Pour qualifier cette transformation qui s’est étalée des années 90 à la première décennie des années 2000, l’historien Christophe Bonneuil parle d’un « tournant néo-libéral » de la recherche[2].
On a donc ces deux éléments nouveaux : d’une part, la crise de l’avenir, cette prégnance de la catastrophe écologique, et d’autre part, ce tournant néolibéral qui a aussi affecté la recherche scientifique. Ces éléments transforment la question de Grothendieck. Lui se demandait : allons-nous continuer la recherche scientifique ? Aujourd’hui on pourrait se poser la question différemment : la recherche scientifique telle qu’elle est conduite et organisée, permet-elle d'accélérer les transitions vers des sociétés soutenables et d’éviter la catastrophe ?
Plus spécifiquement, c’est la question que nous allons nous poser au sujet de la recherche en robotique, qui est le sujet qui nous occupe aujourd’hui : la recherche en robotique telle qu’elle est conduite actuellement permet-elle d’accélérer les transitions et d’éviter la catastrophe ?
Voyons quels sont les arguments qui sont mobilisés pour justifier la recherche en robotique ? J’en ai identifié cinq.
L’argument de la productivité
Prenons au sérieux les discours de la robotique, et écoutons-la quand elle nous dit qu’elle est une discipline au service de la société et qu’elle a pris la mesure des catastrophes en cours. Un des principaux arguments consiste alors à dire que nos sociétés doivent réaliser des transitions rapides et radicales, qui vont nécessiter une reconfiguration du système technique, et que la robotique est un moyen d’accélérer ces transitions.
Pour réaliser la transition énergétique, décarboner nos économies, il faudrait produire rapidement et en grande quantité des panneaux photovoltaïques, des véhicules électriques, des éoliennes, des centrales nucléaires, et tout cela va nécessiter d’accélérer l’extraction de minerai. On a besoin des gains de productivité de la robotique pour mener cela en temps et en heure. C’est d’ailleurs précisément ce en quoi consiste le plan gouvernemental actuel de relance économique et de réindustrialisation (filière minière, automobile, énergie, …).
Historiquement, la robotique c’est effectivement la productivité. La révolution industrielle au cours du 19e siècle est une quête de productivité, avec l’industrialisme, le machinisme, et l’idée que l’augmentation de la production améliorera la situation sociale générale, y compris celle des ouvriers. Plus le gâteau sera gros, plus la part de chacun sera grosse, même si la répartition n’est pas équitable.
Avec ensuite la « rationalisation du travail » (fordisme et taylorisme), la robotique apparaît comme à la fois la poursuite, l’amplification et l’intensification du machinisme. La robotique est ainsi historiquement au service de cette recherche de productivité dans l’industrie. Elle est le fruit de ce mouvement productiviste qui irrigue nos sociétés.
Cette hausse de la productivité est à l’origine de ce qui a été appelé la « grande accélération », c’est-à-dire la croissance exponentielle depuis la seconde guerre mondiale de nombreux facteurs tels que la consommation d’énergie, la population mondiale, la quantité d’engrais de synthèses utilisée, le PIB mondial, la concentration de CO2 dans l’atmosphère, etc. Les conséquences environnementales sont bien connues : changement climatique, effondrement de la biodiversité et pollution de l’air, des eaux, des océans et des sols. Ces effets sont caractérisés comme autant de dépassements de limites planétaires avec un effet irréversible sur l'équilibre du système Terre. Si l’on ajoute la déplétion des ressources naturelles (métaux, pic de production du pétrole conventionnel passé), cela représente une menace immédiate pour la stabilité de nos sociétés, des conséquences dramatiques pour les populations les plus exposées et qui ne disposent que de peu de moyens de s’adapter, et in fine une menace pour l'habitabilité de la planète par les humains. Il me semble important de rappeler que c’est bien de cela dont il s’agit.
Le productivisme est donc l’un des moteurs historiques du capitalisme industriel. Il se situe aux côtés de l’extractivisme, c'est-à-dire l’utilisation croissante de ressources naturelles et de matières premières, notamment l’extraction des énergies fossiles. Et il est associé également au consumérisme : l’économie de nos sociétés est une économie de la surproduction : elle a déployé des techniques spécifiques (marketing, publicité) afin d’écouler une production excédentaire sur des marchés déjà saturés ; c’est ainsi qu’apparaissent les fameux « besoins » artificiels.
On a là trois piliers du capitalisme industriel et de l’industrialisme : le productivisme, le consumérisme et l’extractivisme. Sans entrer dans le détail de l’articulation entre l’innovation technologique et chacun de ces piliers, on peut noter que la robotique a indubitablement contribué à les développer. Parmi les exemples récents, on peut penser aux robots d’extraction de matières premières (mines automatisées, robots d’exploration sous-marine pour l’industrie pétrolière, surveillance d’infrastructures énergétiques par drones), robots pour la production manufacturière (la robotique industrielle et l’industrie 4.0), les techniques robotiques donnant naissance à de nouveaux objets de consommation : robot aspirateurs, drones de loisir et robots assistants (même s’ils peinent à trouver un marché).
La conséquence est que la trajectoire du développement et du déploiement de la robotique n’a jusqu’à présent pas contribué à faire émerger des modes de vie soutenables. Au contraire, la robotique est historiquement et demeure aujourd’hui au service de la productivité, un facteur qui accélère les dégradations environnementales.
C’est à la lumière de ce constat qu’il nous faut maintenant examiner le discours selon lequel la robotique pourrait aujourd’hui se mettre au service des transitions écologiques. En admettant une prise de conscience aussi soudaine que forte de la part de ses acteurs et un sursaut de réflexivité sur les conséquences de son développement, se pourrait-il que les gains de productivité puissent s’orienter exclusivement au service d’une transition écologique ?
Au moins deux éléments nous permettent d’en douter.
Tout d’abord il faut noter le terme exclusivement. Car il ne suffirait pas qu’un peu de la productivité offerte par la robotique permette de produire les technologies durables de sociétés soutenables, il faudrait que ce soit l’entièreté de la robotique qui y soit dédiée. Sinon, nous aurions toujours le problème du consumérisme, moteur de l’économie, et l’essentiel des gains de productivité seraient dédiés à la production en masse d’objets répondant à des besoins artificiels.
On arrive à la pierre d’achoppement de nombreux raisonnements pour transformer nos sociétés : tant que l’innovation technologique reste pilotée par des logiques de marché qui reposent sur l’existence d’une société de consommation, tant que l’économie aura besoin de croissance pour satisfaire les principes de rentabilité sur investissement, rien ne permet de garantir que les gains de productivité n’auront pas pour effet principal d’accélérer le dépassement des limites planétaires.
En l’absence de changement radical de nos paradigmes sociétaux, y compris les valeurs, la culture et l’organisation de la production (l’économie, ce qui n’est pas rien), les gains de productivité feront que nous produirons “plus” de “technologies vertes”, mais aussi, inévitablement, “plus” d’autres objets technologiques, pour alimenter ce moteur consumériste de l’économie.
Regardons objectivement la situation actuelle de la recherche en robotique. Quelles sont les applications prévues des projets de robotique ? Je participe à l’évaluation des propositions de projets de recherche robotiques européens, et tous les projets que j’ai sous les yeux visent une hausse de productivité ; cela leur est même explicitement demandé. J’entends l’argument : « oui mais certains projets peuvent vraiment avoir des effets environnementaux positifs »... Certes, mais cet argument masque la réalité : aujourd’hui l’immense majorité de la robotique vise à accroître la productivité, ce qui a pour effet d’accélérer les dégradations de l’environnement.
Pour semer encore un peu plus le doute, on peut aussi pointer le mécanisme de l’effet rebond, qui veut que, dans nos sociétés, les gains d’efficacité sur l’utilisation d’une ressource se traduisent par une augmentation globale de la consommation de cette ressource.
Par exemple, dans le secteur aérien : la quantité de CO2 émise par passager.km d’un transport en avion a été divisée par deux en 30 ans, mais l’augmentation du trafic aérien sur la même période fait que les émissions globales du secteur aérien ont doublé. Dans le secteur télécom : la 5G consomme beaucoup moins d’énergie par octet transporté que la 4G mais, du fait de l’augmentation de débit, elle en transporte beaucoup plus ; au final l’énergie déployée pour les réseaux de télécommunication va augmenter. Dans le domaine automobile : les gains d’efficacité des moteurs ont été annulés par l’augmentation du poids des véhicules. Etc., etc.
Cela montre que, pour atteindre une sobriété de nos consommations et une réduction de nos empreintes environnementales, les gains de productivité - et plus généralement les gains d’efficacité - ne sont pas nécessairement nos meilleurs alliés. Jusqu’à présent, les gains de productivité ont essentiellement servi à produire plus.
L’argument de la précision
Le deuxième argument est proche de celui de la productivité, mais concerne plus spécifiquement la précision : micro-chirurgie, agriculture dite « de précision », micro-soudures et les nombreuses autres applications qui ne sont possibles que grâce à la précision offerte par la robotique.
Cet argument me paraît tout à fait recevable. Cependant, il faut faire preuve de discernement car l’augmentation de précision grâce aux moyens robotiques fait partie de ces éléments qui peuvent sembler uniquement positifs de prime abord, mais qui méritent d’être discutés au cas par cas.
Prenons l’exemple de l’agriculture de précision. Ce n’est pas un exemple anodin, car c’est un domaine dans lequel la robotique trouve de nombreuses applications, autant avec des robots terrestres qu’aériens, couplés à des techniques de traitement automatique d’images. On peut ainsi détecter de manière précoce une maladie de la vigne grâce à l’inspection automatisée et régulière par un robot équipé de caméras multi-spectrales, fournir aux agriculteurs un service d’analyse d’images acquises par un drone autonome permettant de cibler les zones sur lesquelles effectuer un traitement phytosanitaire ou un apport de fertilisant, donner une ration alimentaire personnalisée à chaque animal dans un élevage…
Les arguments de nature écologique sont évidents : ces solutions permettent de réduire les intrants et les pesticides, pour rendre attractif le métier d’agriculteur et aussi pour s’adapter aux effets du changement climatique qui nécessitera de nouvelles pratiques, plus précises.
Pourtant, il y a derrière ces bénéfices quelques sujets de préoccupation. Le premier problème est celui de l’empreinte environnementale de ces technologies. Beaucoup de circuits intégrés, de capteurs, de moteurs, de datacenters pour le stockage de ces de données, beaucoup de calculs. L’empreinte environnementale du numérique commence à être bien documentée : d’après le ShiftProject, le numérique représente 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, 10% de l’utilisation de l’électricité et - surtout - il connait une croissance exponentielle. A cela s’ajoutent les pollutions pour l’extraction des minerais et la fin de vie des appareils. Contrairement à ce que l’on a pu croire pendant une période, ces technologies sont tout sauf immatérielles : elles n’ont de cloud que le nom. Combien de drones faudrait-il, de robots autonomes, d'objets connectés ? Quelle est leur durée de vie ? Quelle est la soutenabilité à long terme d’un tel système si on le généralise à l’ensemble de la planète ? Voilà qui pose question.
Un autre problème vient des transformations sociales induites par l’adoption des technologies.
On peut penser à l’automobile qui a façonné les paysages, créé les banlieues résidentielles, créé toute une industrie et une économie, et qui a transformé en profondeur la société. Les modes de vie se sont progressivement adaptés à ces infrastructures et ils en sont aussi devenus fortement dépendants. Une fois le monde structuré par l’automobile, elle n’est plus un simple instrument que chaque individu serait libre d’utiliser ou non.
Revenons à l’agriculture. Que notre capacité à nous nourrir dépende de systèmes technologiques complexes, reposant sur des chaînes de production réparties sur l’ensemble de la planète (notamment pour l’électronique), avec des pertes de savoir-faire associés, voilà des situations de dépendance préoccupantes. Que les exploitations continuent de s’agrandir et les campagnes de se vider car le besoin de main d'œuvre diminuerait encore, voilà des transformations sociales problématiques.
On parle actuellement beaucoup de résilience alimentaire, c’est-à-dire de « la capacité d’un système alimentaire à assurer la disponibilité d’une nourriture adaptée, accessible et en quantité suffisante dans un contexte de perturbations variées et imprévisibles »[3]. Il s’avère que la robotisation de l’agriculture et l’agriculture de précision vont à l’encontre de cette démarche de résilience, en créant des relations de dépendances avec des systèmes technologiques fragiles non soutenables.
L’argument de la pénibilité du travail et de la raison économique
Une fois qu’on a critiqué les arguments de la productivité et de la précision, un troisième argument est souvent avancé : « il nous faut être pragmatique, aujourd’hui les gens ne veulent plus faire les travaux pénibles ; il y a d’ailleurs une pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs et par ailleurs ce qui est intensif en main d’œuvre coûte trop cher. » Il serait donc nécessaire de remplacer le travail physique humain par du travail robotique au nom de raisons sociales et économiques.
Cette idée de se libérer du travail physique ne date pas d’hier. Les nobles et les puissants ont toujours préféré « faire faire » plutôt que « faire par eux-mêmes », l’esclavage dans l’antiquité étant là pour en témoigner. Ce désir prend une tournure particulière avec la science moderne et le projet cartésien de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature », car la vie sans fatigue pour tous semblerait à portée de main. Descartes écrit ainsi dans son « Discours de la méthode » que grâce à « l’invention d’une infinité d’artifices [...] on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ».
C’est avec la révolution industrielle que ce projet se concrétise effectivement. Il est important de noter que cette libération du travail physique par la machine qui s’est produite n’a été possible que grâce à l’utilisation des énergies fossiles : si aujourd’hui la part du travail physique s’est tellement réduite (l'agriculture occupait encore 60% de la population active à la fin du 19e siècle, 40% après-guerre et moins de 3% aujourd’hui en France), c’est principalement parce que nos existences reposent sur une énergie abondante, aujourd’hui d’origine fossile à plus de 80% au niveau mondial. Un français moyen consomme environ 150 kWh d’énergie par jour. Si cette énergie devait être fournie par du travail mécanique humain cela correspondrait au travail de 400 personnes.
Ce projet de délivrance des « contingences matérielles de l’existence », et notamment une délivrance du travail physique, a entraîné de profondes mutations dans l’organisation de la production et du travail. On peut penser notamment au cercle vicieux de la prolétarisation : en mettant le savoir-faire du côté de la machine, les tâches restantes confiées à des opérateurs humains sont effectivement répétitives et demandent peu de savoir-faire. C’est la différence entre un outil manié par un artisan, qui possède le savoir-faire manuel, et une machine, qui embarque ce savoir-faire. Aujourd’hui, la robotique se propose de prolonger les transformations engendrées par le machinisme pour venir automatiser ces tâches répétitives qui ont été créées par la machinisation et l’industrialisation.
On peut opposer au moins deux arguments à ce discours. Le premier est que de nombreuses tâches qu’on cherche aujourd’hui à automatiser ne sont pas considérées comme particulièrement ingrates par les personnes qui les effectuent. J’ai travaillé pour une entreprise (EasyMile) qui développe des systèmes de navigation autonome, sans conducteur, notamment pour des navettes de transport de personnes. Jamais aucun conducteur de bus n’est venu nous voir en nous expliquant que son métier était extrêmement pénible et qu’il était urgent qu’il puisse être automatisé pour être soulagé de sa peine. L’unique raison pour laquelle ces systèmes sont développés, c’est d’économiser le coût d’un conducteur : c’est une raison économique. On retrouve l’argument de la productivité discuté précédemment : l’histoire racontée est celle du soulagement de la pénibilité du travail mais le motif réel est la quête de productivité.
Le deuxième argument est qu’il n’est jamais trop tard pour sortir du cercle vicieux de la prolétarisation. C’est parce qu’on a rendu le travail humain machinal qu’il a pu être effectué par des machines. C’est la même chose aujourd’hui : le fait que les campagnes se soient vidées suite à l’industrialisation de l’agriculture et le fait qu’elles se soient transformées en déserts sociaux (de services administratifs, médicaux, etc.), combinés à une crise de surproduction agricole et des prix trop bas, expliquent en bonne partie pourquoi il est si difficile de trouver de la main d'œuvre pour y travailler.
L’argument de la pénibilité du travail, et c’est aussi vrai pour ceux de la productivité ou de la précision, constitue une fuite en avant dans « l’idéologie de la délivrance ».
L’argument de l’inéluctabilité
Un autre argument qui est mobilisé pour justifier la recherche en robotique, c’est le caractère inéluctable, nécessaire, des innovations technologiques. C’est une idée dans la droite ligne de l’idéologie du progrès, qui suppose que les progrès des sciences entraînent nécessairement des progrès technologiques, qui entraînent une amélioration sociale, et que ce principe est comme automatique.
Je ne reviens pas sur le fait que cette idéologie du progrès a été battue en brèche au 20e siècle, avec les guerres mondiales, la Shoah, la bombe atomique et aujourd’hui la catastrophe environnementale. Visiblement, ce mécanisme « automatique » censé nous apporter un progrès social s’est grippé.
Si l’on parvient à ébranler cette croyance d’ordre quasi-métaphysique dans l'inéluctabilité de l’évolution technologique, pour en rappeler le caractère essentiellement contingent, on se voit alors opposer un autre argument selon lequel : « si on ne le fait pas nous, d’autres le feront ».
Certes. Mais on peut aussi se dire que les choses ne sont inéluctables que parce que certains s’y résignent. Et on peut retourner l’argument : si nous (c’est-à-dire les personnes se posant des questions éthiques) n’inventons pas les alternatives à un modèle délétère, qui le fera à notre place ? En fait, en plaçant l’innovation technologique sous le joug d’une fatalité, l’argument de « l’inéluctabilité » a pour fonction d’évacuer le questionnement éthique. Ce questionnement consiste notamment à vérifier régulièrement l’alignement entre la finalité de son travail et ses valeurs. Nous y reviendrons dans la dernière partie.
L’argument de la neutralité de la recherche
J’en arrive au dernier argument mobilisé pour justifier la recherche en robotique. Après ces développements, on me dira, si jamais j’ai réussi à convaincre, que « tout cela est exact, mais qu’on n’y peut rien. La recherche est nécessaire, c’est la ‘Science’, et a priori elle est neutre. C’est au ‘politique’ de nous prémunir de ses mauvaises utilisations potentielles ».
J’opposerais à ce discours deux arguments. Le premier est que la science n’est plus cette activité contemplative, cette connaissance désintéressée (si tant est qu’elle l’ait jamais été). On attend un caractère opératoire de la science, et on pourrait plutôt parler de nos jours de technoscience pour souligner l’entrelacement entre science et technologie. La robotique se trouve être un domaine particulièrement appliqué : on est là dans les sciences de l’ingénierie. Et je le répète, à quoi est objectivement appliquée la robotique aujourd’hui ? Au service de la productivité. Au mieux elle va ajouter un peu d’efficacité dans cette quête de productivité, et permettre de produire plus avec un peu moins. Mais ce dont nous avons besoin c’est de sobriété, c'est-à-dire de consommer moins, ce qui implique de produire moins ; réduire conjointement production et consommation. Il nous faut produire moins, avec beaucoup, beaucoup, beaucoup moins. Et ce n’est pas du tout ce que se propose de faire la robotique aujourd’hui.
Le second argument mobilise l’éthique du chercheur. Je crois qu’il incombe au chercheur d’assumer la responsabilité de l’utilisation de ses recherches. S’il se réfugie dans la posture de « je ne fais que mon travail », sans se préoccuper du système social dans lequel cela s’inscrit, il évacue le questionnement éthique et devient irresponsable.
L’éthique de la robotique peut à cet égard constituer un piège, en laissant croire qu’elle traite la question, alors qu’elle referme le couvercle au-dessus du bocal. Par exemple, dans le domaine du véhicule autonome, la focalisation sur le dilemme du conducteur de tramway risque de nous faire passer à côté des réels enjeux. La question éthique est en effet plutôt : voulons-nous des véhicules autonomes, avec tout ce que cela signifie comme organisation sociale, transformation de nos modes de vie et dépendance à ces technologies pour notre mobilité ?
Et l’éthique du chercheur en robotique doit l’amener à rechercher des réponses à ces questions, qui se trouvent à l’évidence hors de son laboratoire. Plus que d’une éthique de la robotique, nous avons donc besoin d’une éthique des roboticiens.
Je fais une hypothèse, forte, vous m’en excuserez, mais c’est pour susciter le débat.
L’organisation de la recherche expliquerait en grande partie pourquoi les questions éthiques sont généralement si mal pensées par les chercheurs. Je reviens sur le tournant néolibéral de la recherche, la recherche sur projet. L’exercice que constitue la rédaction d’une proposition de projet est assez déroutant pour un chercheur, un scientifique, un esprit rationnel habitué à la rigueur, à l’honnêteté intellectuelle. Certaines sections sont purement formelles, présentes uniquement pour satisfaire des exigences bureaucratiques, et elles seront évaluées comme telles. C’est un jeu dont personne n’est dupe : quel est l’impact sociétal de votre projet, quel est son impact économique, “quelle démonstration représentative on va effectuer”, etc. mais on se doit d’écrire quelque chose.
C’est très étrange de demander à des chercheurs, rationnels, rigoureux, de se prêter à ce genre d’exercice, presque une mascarade, un spectacle, dont le caractère fallacieux est connu de tous.
Si on ajoute à cela le fait que les laboratoires ont subi une forme de déclassement, et sont parfois réduits à n’être que la salle d’entraînement des athlètes qui rejoindront les grands groupes industriels… Personne ne s’attend en effet à voir les algorithmes et les méthodes les plus avancés sortir des laboratoires publics, mais plutôt de chez Google ou d’Apple, parfois après avoir racheté des équipes entières de laboratoires.
Tout cela a nécessairement des effets sur le psychisme du chercheur en robotique. Pris dans des logiques incohérentes, soumis à des injonctions contradictoires (il faut être rationnel mais se prêter à un spectacle pour mener sa recherche, il faut être à la pointe, mais avec des moyens très inférieurs à ceux de l’industrie…) le chercheur se trouve en perte de repères, en pleine dissonance cognitive.
Dans cette situation, comment pourrait-il prendre au sérieux les conséquences de son travail ?
Il sait au fond de lui que son travail ne contribue pas aux transitions écologiques et sociales mais il traite sa dissonance en s’inventant des histoires, des narrations rationalisant son activité, lui faisant dire que « quand même, si, un peu », « ça pourrait être pire ». Il fait en réalité preuve d’une fausse naïveté.
Nous avons de très nombreux problèmes à résoudre, qui nécessitent des travaux de recherche interdisciplinaires, notamment entre technologies et sciences humaines et sociales : comment se déplacer avec des objets technologiques durables, qui ne mènent pas la société dans des trajectoires socio-techniques insoutenables comme l’a fait l’automobile ; comment habiter de manière durable sans que les métiers de la construction ne soient dévalorisés ; etc.
Ce sont des questions socio-techniques. Pour y répondre, il faut repenser radicalement la manière de mener la recherche.
Et pour ouvrir ces champs de recherche, la première chose à faire est de stopper tout projet robotique qui n’irait pas exclusivement dans les directions des transitions socio-écologiques, afin d’amorcer une désescalade des technologies robotiques et remettre un peu de discernement dans les choix technologiques qui sont faits.
Appliquer le principe du « primum non nocere ». Prendre acte du fait que les conditions actuelles de déploiement des technologies robotiques font qu’elles font plus partie du problème que de la solution, et donc arrêter la recherche en robotique, afin d’être certain de « avant tout ne pas nuire ».
Cesser de traiter sa dissonance cognitive en se racontant des histoires auxquelles on croit à peine, mais affirmer sa liberté et sa responsabilité par une prise de position claire.
Il me semble qu’il y a alors deux options possibles. Soit transformer le monde et l’organisation socio-économique pour que la robotique puisse éventuellement y jouer un rôle utile. Soit dédier son temps, son énergie, ses compétences, son intelligence, à des domaines qui ont un effet socio-écologique positif aujourd’hui, qui nous aident à atterrir vers des trajectoires socio-techniques soutenables.
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Compléments pour les réponses aux questions
Démocratie technique
Pour bien faire, il faudrait examiner chacune des applications envisagées, la discuter, et mener un débat de société pour décider collectivement si l’on souhaite développer telle technologie ou non, si l’on souhaite déployer telle application ou non. C’est le sujet de la démocratie technique, d’une mise en débat démocratique des choix technologiques pour nos sociétés. On sait combien les technologies façonnent nos organisations, nos modes de vies. Elles ont donc une fonction politique et pourtant nous n’avons pas d’instances et de lieux de débat pour en décider démocratiquement.
Cette capacité de transformation sociale par les technologies nécessite de les traiter avec la plus grande prudence, de faire preuve de discernement. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas prévoir comment la société va être modifiée par des technologies qu’il ne faut pas le penser malgré tout.
Réappropriation / low-tech
Pour terminer la critique de cet argument de la pénibilité, il faut souligner que sa solution par des moyens robotiques, outre ses effets rebonds, ses effets environnementaux induits, etc, cette solution nous empêche de penser des transformations sociales plus profondes, vers des modes de vie réellement soutenables.
Ils nous empêchent de nous poser la question fondamentale : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment souhaitons-nous nous organiser, à quelles échelles, pour le produire de façon soutenable.
Plutôt que d’éliminer les tâches répétitives, il serait possible de repenser l’organisation du travail, son partage social entre tâches manuelles et intellectuelles, et d’organiser le travail et la production autour d’objets technologiques réellement soutenables. A rebours des promesses de la robotique, cela consisterait à augmenter la part d’énergie fournie par du travail humain. L’objectif serait de se réapproprier collectivement nos moyens de subsistance. Ce sont des principes que l’on retrouve dans les idées des low-tech, ou l’outil convivial, pour reprendre l’expression du penseur Ivan Illich : il s’agit de limiter drastiquement l’empreinte environnementale des technologies, depuis leur production jusqu’à à leur fin de vie en passant par leur utilisation, tout en étant extrêmement lucide sur les effets sociétaux des technologies.
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[1] « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », Alexandre Grothendieck, transcription dans Écologie & politique 2016/1 (N° 52), pages 159 à 169
[2] Christophe Bonneuil, Pierre-Benoît Joly, « Sciences, Techniques et sociétés », La Découverte, 2013.
[3] Définition proposée par l’association « Les greniers d’abondance », qui ne se veut pas normative.