Auguste V

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Billet de blog 2 juillet 2024

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L'extraordinaire banalité du jardin aux trois légumes

Quelques réflexions inavouées sur la situation politique contemporaine. N'est-il pas, dirais-je, tout naturel de trouver dans un jardin quelques mauvaises herbes ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il existait autrefois, quelque part dans le monde, une jardinière à la vie modérée. Elle habitait une maigre demeure, dont le charme était dessiné par quelques fissures inoffensives. Cette petite résidence pénétrait un bosquet dans lequel, celle que l'on nomme tante Yasmine, avait entrepris de construire son jardin. Elle opérait son office selon une rigueur quasi mathématique. Elle avait, à cette fin, découpé son potager en trois parcelles : elle avait fait germer dans la première des radis ; elle avait planté dans la deuxième des carottes ; elle avait cultivé dans la troisième quatre ou cinq plants de courgettes. 

La vielle jardinière était animée par un curieux esprit de justice. Je dis "curieux", non seulement parce qu'à son époque, cette vertu était dépréciée, mais surtout parce qu'elle appliquait son système de valeur à l'entretien de son jardin. Aussi, elle avait étudié avec une précision rigoureuse les besoins de ses trois légumes, lesquelles avait été découverts grâce aux libertés accordées à la recherche scientifique. Chaque matin, elle offrait donc à ses plantes l'eau et les nutriments nécessaires à leur germination (ni plus, ni moins). Elle s'assurait par ce procédé une récolte tout à fait satisfaisante. 

Tante Yasmine observait naturellement des différences de rendements parmi ces légumes. Mais elle s'est toujours refusée à arracher les végétaux les moins performants. Elle avançait pour cela trois raisons :

1/ elle attribuait à chaque plante la même valeur morale, laquelle était indépendante de leur performance.

2/ elle était convaincue que le rendement n'est pas une affaire individuelle, et qu'une plante peu performante a priori, a pu contribuer a l'efficacité de sa voisine par un effet de symbiose.

3/ elle observait surtout que les rendements de ces plantes variaient selon les années et qu'une même plante pouvait obtenir de mauvais résultats une année et d'excellents l'année suivante.

Le jardin jouissait également d'une élégance particulière. Une harmonie se croquait dans les courbes de feuillage mêlés des trois légumes. Les couleurs vives marquaient le petit parc d'un charme quasi pictural. L'esthétique de ce jardin avait d'ailleurs été récompensée par une grande notoriété. Les citoyens venaient de tout le pays pour observer "l'extraordinaire banalité du jardin aux trois légumes". Cet afflux de visiteurs contribuait largement à la prospérité économique du village entier. Les villageois furent donc plongés dans un grand deuil lorsqu'ils eurent connaissance du décès de tante Yasmine.

Un riche propriétaire, Monsieur Naval, avait, selon d'obscurs calculs de boursicoteurs, considéré que le terrain de tante Yasmine possédait une grande valeur immobilière, et l'acheta. Il fit immédiatement abattre la petite demeure pour ne conserver que le jardin, lequel "fournissait, disait-il, de trop belles récoltes pour le brûler". 

Malheureusement, le nouveau jardinier n'était pas animé par les mêmes motivations. Il a cru observer, après avoir fait des comptes d'apothicaire, que les courgettes produisaient de meilleurs récoltes, et permettaient donc d'obtenir davantage de revenus. Cette observation n'a jamais été démontrée par les raisons de la science. 

Il décida logiquement (du moins selon sa logique) d'augmenter les ressources distribuées aux courgettes au détriment des radis et des carottes. Ce fut une décision malheureuse puisque, pendant que les rendements des radis et des carottes diminuaient, ceux des courgettes se maintenaient à leur niveau de performance antérieur, sans s'accroître. Cette décision a donc conduit à la diminution des revenus générés par le jardin aux trois légumes. (Monsieur Naval refusait par ailleurs de financer le jardin autrement que par les fruits des récoltes). 

En raison de la diminution des ressources, le nouveau jardinier décida de réduire de nouveau les quantités allouées à l'entretien des radis et des carottes. Les deux parcelles ont donc naturellement fini par se détériorer. 

Il s'est trouvé une journée d'hiver pour voir germer une première mauvaise herbe. Le village entier s'était déplacé ce jour-là pour voir cette étrangeté qui venait de naître dans un si joli jardin. Un villageois avait même relevé la responsabilité de Monsieur Naval, et la foule avait scandé quelques slogans pour lui enjoindre de retirer sur-le-champ l'hodieuse plante. 

Seulement, sans agir sur la cause de cette germination, le jardin ne tarda pas à voir éclore une deuxième mauvaise herbe, puis une troisième... Jusqu'à ce que le village finisse par admettre l'existence de ces plantes néfastes. D'ailleurs, disait-on "n'est-il pas tout naturel de trouver dans un jardin quelques mauvaises herbes" ? 

Un œil avisé avait néanmoins pu remarquer que ces mauvaises herbes se développaient surtout parmi les carottes, et parfois parmi les courgettes, mais jamais parmi les radis. L'observation était singulière puisqu'en d'autres temps et en d'autres contrées les mauvaises herbes avaient pu naître parmi les radis. 

Lorsque l'épidémie s'est trouvée à son acmée, Monsieur Naval a cessé d'alimenter la parcelle de radis, laquelle lui paraissait désormais indésirable. Il pensait alors pouvoir lutter contre les plantes de mauvaises engeances. Il a même rebaptisé le jardin : "le jardin aux deux légumes". En quelques jours, la moitié des radis avait été décimée. En quelques semaines, le nouveau jardinier avait pu établir que les radis avaient été éradiqués. 

Monsieur Naval n'avait toutefois pas rompu avec son dogme de la performance et maintenait sa logique de distribution inéquitable des ressources. Or, cette distribution inéquitable était la véritable cause de l'émergence des plantes néfastes. Aussi, bien que les radis furent tous exterminés, les mauvaises herbes poursuivaient leur progression. Le nouveau jardinier entrepris donc d'arracher toutes les carottes qu'il jugeait moins performantes : les trop grandes, les trop petites, les trop rouges, les pas assez rouges, les tordues, les trop droites... Voilà comment en quelques jours le jardin avait perdu la moitié de ses carottes. 

Quelques citoyens alarmés par la destruction progressive du jardin ont entrepris de rétablir sa gloire ancienne. Deux ou trois sages du village apprenaient aux plus jeunes l'histoire de tante Yasmine : les valeurs qui gouvernait son jardinage, sa mort malheureuse, le rachat par Monsieur Naval, sa nouvelle gestion du jardin, la logique marchande qu'il a instauré et la détérioration progressive qui en fut la conséquence. 

Un petit collectif décida alors d'intervenir. Il allait nourrir les quelques germes résilients, qui attendaient, à l'ombre de ces jours terribles, la prochaine germination. De grandes manifestations ont également été organisées pour imposer au propriétaire de rompre avec ses principes de gestion du jardin. Rapidement, le village entier réclamait l'expropriation de Monsieur Naval.

Le nouveau propriétaire abandonna, sous la pression populaire, son jardin, lequel fut immédiatement collectivisé, c'est-à-dire administré par la collectivité des villageois. 

La Collectivité de Gestion du Jardin (CGJ) rétablit immédiatement le nom du jardin "aux trois légumes". Il adopta également les principes de gestion instauré par tante Yasmine et les déclina sous la forme d'une maxime demeurée célèbre :

"De chaque légume selon ses moyens, à chaque légume selon ses besoins". 

Le jardin voit aujourd'hui peu à peu fleurir de nouveau germes. Et les visiteurs (qui avaient désertés depuis le rachat par Monsieur Naval) viennent maintenant observer ce que les prochaines récoltes pourront produire dans l'extraordinaire banalité du jardin aux trois légumes. 

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