Les nouveaux actionnaires de l’usine “Picard et Roche” adressent une lettre aux onze femmes chargées de représenter les deux cents employées de l’entreprise. Débute alors un thriller social qui repose sur une question très simple mais qui fait naître des réflexions très riches : tous les emplois seront sauvés à condition d’accepter de réduire de sept minutes leur pause quotidienne.
Nous proposons ici une lecture de la pièce autour de trois thèmes : l’individuel et le collectif, l’antagonisme de classes et la question démocratique.
La pièce flirte, premièrement, avec les frontières de l’individuel et du collectif. La relation de travail est, en effet, traditionnellement articulée autour de cette summa divisio. L’individuel s’intéresse à la relation entretenue entre un salarié et son employeur. Le collectif appréhende les rapports entre la collectivité des salariés et l’employeur.
Or, si le premier temps de la pièce se concentre sur un rapport très individuel. Toutes les ouvrières, à l’exception de Blanche qui tient un rôle particulier et qui est la première à vouloir refuser la proposition. Toutes les ouvrières se réjouissent de la proposition. Arielle, après avoir lu la lettre, dit par exemple : “J’ai envie de rire, pardon. Je ne sais pas si c’est rire ou chialer”. Sept minutes de pause, au premier abord, leur semble être une bien maigre contrepartie pour conserver leur emploi.
Une pensée collective émerge toutefois dans un second temps. Collective à deux titres. Elle naît, d’abord, des réflexions de plusieurs ouvrières. La proposition faite par la direction, surtout, n’est plus considérée dans un rapport strictement individuel (salarié-employeur) mais dans un rapport collectif (collectivité des salariés - employeur).
Blanche dit ainsi : “Quand y me l’ont donnée sur le pas de la porte, que j’lai ouverte et qu’j’l’ai lu, j’ai pensé “sept minutes, seulement sept, c’est quoi sept minutes ?”... C’est cette phrase qui m'emmerde. Parce que ces sept minutes, voyez vous, c’est peut-être pas grand-chose. N’empêche c’est sept minutes pour chacune de nous. Et sur une semaine ça en fait presque cinquante. Sur un mois ça fait trois heures. J’veux dire trois heures chacune, pour chacune de nous. On est deux cents dans l’usine. Ça veut dire qu’avec cette lettre ils obtiennent…”
À Mireille d’ajouter : “... six cents heures de travail en plus”. Rachel de poursuivre “C’est comme s’ils embauchaient des ouvrières en plus”. Puis Sophie, “oui mais sans les payer”.
La pièce organise enfin des retours à l’individuel. En particulier, pour celles qui subissent des contraintes particulières. Pour qui l’enjeu n’est pas seulement la perte d’un emploi. C’est le cas de Mathab qui n’a pas la nationalité française et pour qui le licenciement peut conduire à l’expulsion. Elle dit “au pays j’ai laissé un autre monde où tout peut s’écrouler d’un moment à l’autre, tout le temps… et tandis qu’une jambe est ici, ton autre jambe est prête à cavaler”. Des retours à l’individuel qui montrent, au passage, l’intérêt capitaliste à précariser.
L’antagonisme de classes, deuxièmement, est exprimé par le texte.
La doctrine travailliste française se partage schématiquement en deux ‘tendances’. La première, sans doute majoritaire, considère le droit du travail comme un terrain de coopération entre les intérêts des salariés et des employeurs. L’idée est que les deux camps sont liés par un intérêt transcendant de l’entreprise.
La seconde, d’inspiration matérialiste, observe le droit du travail comme un champ de confrontation entre les intérêts des salariés et celui des employeurs. Le Professeur Gérard Lyon-Caen remarque dans le droit du travail une structure dialectique qui explique “les modifications incessantes du régime du travail salarié, celui-ci progressant et reculant d’instant en instant, selon l’équilibre des forces en présence”.
Le dramaturge, à notre sens, adhère à cette seconde acceptation. Il n’y a pas, dans la pièce, de négociation entre les salariés et l’employeur. Les nouveaux actionnaires formulent une proposition à l’intention des représentantes. Celles-ci sont libres de l’accepter ou de la refuser. Mais elles ne sont pas admises à l’amender.
La proposition n’est d’ailleurs qu’au seul avantage de l’employeur. Celui-ci gagne 600h de travail, alors que les salariés perdent du temps de pause et conservent - seulement - leur emploi. La logique est bien différente. Les actionnaires obtiennent un nouvel acquis, les salariés perdent un de leurs acquis pour en conserver un autre.
L’idée d’un équilibre des forces en présence, et des flux et reflux du droit du travail est, en outre, exprimée par Blanche. “Si on vote oui, dit-elle, on donnera l’impression qu’y a d’autres choses auxquelles ils peuvent nous demander de renoncer, avec une simple lettre, simplissime ! (...) Et si à force de petits pas ils nous faisaient retourner des kilomètres en arrière ? C’est pas pareil que nous faire retourner en arrière d’un seul coup ? Si on vote oui, quel sera le prochain “petit pas” ? À quoi on renoncera ? À trois jours de sécu par mois ? À un mois de mutuelle par an ?”
Le “ils” est, à cet égard, caractéristique de la distance qui sépare les ouvrières des “costards-carvates”. L’escalier, que seule Blanche a pu grimper pour rencontrer les actionnaires, témoigne également de la hiérarchie qui oppose les salariés et la direction. La pièce est donc teintée de ce rapport d'intérêts antagonistes entre les ouvrières et les actionnaires.
Le rapport de confrontation apparaît également à travers les échanges des salariées entre elles. La question démocratique nous semble être le troisième thème de la pièce.
La mise en scène, d’abord, exprime sa violence. Le public se situe de part et d'autre du plateau. La scène a alors des allures de ring de boxe. La question démocratique est un jeu sérieux tant les enjeux sont importants pour les personnages. Le débat se change rapidement en conflit.
La possibilité même du choix démocratique est ensuite posée par Rachel. “N’empêche, dit-elle, c’est comme ça, Blanche, depuis toujours et tu peux rien y faire”. “Y’a pas de solution, Blanche” ajoute-t-elle. Blanche s'interroge : “S’y a pas de solutions, pourquoi t’as acceptée d’être élue, alors ? Si ton vote sert pas à changer quoi que ce soit, si même sur sept minutes de pause vous baissez les bras, pourquoi on est là ? Pour quoi faire ?”.
La pièce interroge ainsi avec justesse le présupposé néo-libéral. Celui qui couvre son parti-pris idéologique derrière le voile de la rationalité. Margaret Thatcher assurait ainsi qu’“il n’y a pas d’alternatives”. Emmanuel Macron affirme aujourd’hui qu’il ne fait pas de politique. Le gouvernement ne veut-il pas, dans cette veine, imposer une réforme des retraites particulièrement impopulaire au motif qu’elle serait indispensable pour “sauver la retraite par répartition” ? Ici, renoncer à 7 minutes de pause serait le seul moyen d’éviter les difficultés économiques à venir.
Le mode de scrutin, enfin, est questionné. Les personnages voteront à plusieurs reprises tant les incertitudes subsistent. Ils interrogeront les vertus du vote anonyme. Odette propose ainsi de voter par écrit pour que chacune “soit libre de voter comme bon lui semble, sans que son vote ait l’air d’un soutien à Blanche ou à ce qu’elle nous a dit”. Mais les ouvrières utiliseront en dernier recours le vote à voix haute. Pour quelle issue ? Peu importe, l’essentiel a déjà été dit !