La bourgeoisie s'emeut depuis des siècles, sans doute à raison, devant la voix de l'antique Antigone, laquelle a violé la loi des Hommes pour offrir une sépulture à son défunt frère. Accordera-t-elle le même émoi à l'Antigone moderne, l'Antigone prolétaire, dont voici les personnages :
- La mère, d'origine tunisienne, âgée de 80 ans, binational, naturalisée française, autorisée à ce titre à résider sur le territoire national, formée au secrétariat, a connu les guerres d'indépendance, a travaillé pour l'organisation de la libération de la Palestine (OLP) sans être militante, dactylo, 3 enfants, 3 fils, française sans jouir tout à fait des droits associés, survit avec un emploi d'aide ménagère, permet à une bourgeoise française 10 ans plus jeune de conserver son autonomie, femme prolétaire franco-tunisienne, condamnée au labeur jusqu'au trépas, demeurt dans un appartement, petit, exigu, 6 ème étage, a de l'arthrose (corps prolétaire), ascenseur en panne parfois, difficultés pour emprunter les escaliers, dors alors chez son fils aîné.
- Le fils aîné, binational également, né en Tunisie, y retourne parfois, naturalisé français, autorisé à accéder au territoire national, divorcé avec deux enfants, l'un ingénieur, l'autre médecin, tous deux nés en France de nationalité française, père sans emploi, sujet à quelques complications médicales (assez sérieuses), hospitalisé régulièrement, a obtenu le BAC après 50 ans, écoute du jazz, célèbre le ramadan, réside dans un appartement en banlieue parisienne, barre HLM, à 10 minutes du métro si marche rapide, 2eme étage, possède quelques vinyles, un tourne disque, une télévision, trois fauteuils, héberge sa mère si panne d'ascenseur, voit peu son frère cadet.
- Le fils cadet, né en Tunisie, même pas 60 ans, demeurait en Tunisie, ne possédait pas la nationalité française, n'a jamais accèdé au territoire français, n'avait pas l'autorisation d'y séjourner, décédé mardi en Tunisie, pas de luttes fratricides, mort ordinaire quoique prématurée, mort prolétaire quelconque donc prématurée, enterré en Tunisie, funérailles vendredi, famille endeuillée, sa mère et son frère aîné vont se déplacer, son frère benjamin sera absent.
- Le fils benjamin, d'origine tunisienne, a une mère franco-tunisienne, a un frère franco-tunisien, a deux neveux français, vit en France, n'est pas titulaire de la nationalité française, ne possède aucune autorisation de séjour, n'a pas les papiers, sans papiers, en situation irrégulière, vit en France depuis 13 ans, n'est pas autorisé à resider sur le territoire national, ne devrait pas y accéder, salarié d'une épicerie, sans autorisation de travail, ne devrait pas faire de la mise en rayon, étalages à moitié vide, à moitié pleine aussi ceci dit, ne devrait pas recevoir 300 euros mensuel, pas déclaré, travaille 7 jours sur 7, sans papiers, sans congés, sans sécurité sociale, sans chômage, sans retraite, procédures administratives, avocats, préfecture, loge dans l'arrière boutique avec un matelas et un chauffage électrique, parfois chez sa mère, parfois chez son frère aîné, demandes rejetées, sans papiers, irrégulier, clandestin, mère française, frère français, neveux français, clandestin quand même, demandes rejetées, pas sous OQTF, quasiment sous OQTF, menacé par l'OQTF, explusable, devrait être expulsé, interdit de séjourner sur le territoire français, son frère cadet est décédé en Tunisie, doit retourner en Tunisie, veut accomplir les rites funéraires, veut enterrer son frère, sans papiers, clandestin, en situation irrégulière, doit traverser la frontière, contrôles aux frontières, retour en France, étranger, contrôlé, vérifié, analysé, doit choisir, doit prendre un risque, situation irrégulière, sans visa, sans passeport, sans congés, doit prendre congés, doit décider :
- enterrer son frère ?
- ou vivre en France ?