Le mauvais humoriste, quand il fait une blague, il fait une blague. Le bon humoriste, quand il fait une blague, bon il fait une blague, mais c’est un bon humoriste. C’est pas la même chose, il y’a le bon humoriste et le mauvais humoriste quoi.
Pas facile de les reconnaître donc.
C’est pourtant à cet exercice périlleux que je vais m’astreindre.
Je vais essayer de distinguer entre le mauvais humoriste (Tex) et le bon humoriste (Meurice).
Le premier s’était-il amusé, dans l’émission C'est que de la télé sur C8 diffusée le 30 novembre 2017, des violences faites aux femmes :
“Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c'qu'on dit à une femme qu'a déjà les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien, on vient déjà d'lui expliquer deux fois !”.
France télévision, qui employait l'animateur, l'a licencié le 14 décembre 2017. Celui que la doctrine juridique nommera “le bouffon du droit” conteste cette mesure devant le conseil des prud’hommes au motif qu’elle serait de nature à porter atteinte à sa liberté d’expression. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 20 avril 2022, rejette cette argumentation : l’atteinte à la liberté d’expression n’était pas disproportionnée ; le licenciement était justifié.
Le second, à l’occasion d’une chronique qu’il tenait dans l’émission Le Grand dimanche Soir sur France inter le 29 octobre 2023, a évoqué “le déguisement Netanyahu qui marche pas mal [NDLR : pour la fête d’halloween], c’est une sorte de nazi mais sans prépuce”.
Radio France prononce un avertissement après l’émotion qu’a suscité la blague auprès de l’extrême droite, laquelle se découvre une raison conjoncturelle de lutter contre l’antisémitisme.
L’ARCOM (Ex-CSA) a également été saisie. L'institution a mis en garde la radio, par une décision du 21 novembre 2023, pour l’atteinte portée “au bon exercice par Radio France de ses missions et à la relation de confiance qu’elle se doit d’entretenir avec l’ensemble de ses auditeurs”.
Dans le même temps, l'Organisation juive européenne a saisi le procureur de la République pour “provocation à la violence et à la haine antisémite” et “injures publiques à caractère antisémite”. Ces plaintes ont été classées sans suite en avril 2024.
En réaction, dans une chronique du 28 avril 2024, l’humoriste s’est réjouit de cette décision :
“Si je dis Netanyahu est une sorte de nazi mais sans prépuce, c’est bon, le procureur il a dit c’est bon, il l’a dit cette semaine ! Allez-y (...) vous en faites des mugs, des t-shirts, c’est ma première blague autorisée par la loi française”.
Radio France considère qu’il a réitéré la blague pour laquelle il avait été sanctionnée, et le convoque à un entretien préalable au licenciement. A ce jour, la procédure de licenciement est en cours.
Le parallèle est facile à établir : si le licenciement de l’un est justifié, pourquoi celui de l’autre ne le serait pas également ?
En tout cas, si Guillaume Meurice venait à être licencié, le précédent "Tex" sera très probablement mobilisé par Radio France devant les tribunaux.
Je ne suis pourtant pas franchement convaincu par la comparaison. Il se pourrait qu’au regard du droit (mais pas seulement), il faille distinguer le bon du mauvais humoriste.
- Première différence : la clause dans le contrat de travail
Si Tex a été licencié, ce n’est pas exactement parce qu’il aurait abusé (au sens juridique du terme) de sa liberté d’expression, c’est plus exactement parce qu’il n’a pas respecté les termes d’une clause qui figurait dans son contrat de travail, laquelle précisait que toute atteinte au respect des droits de la personne, qu'elle se manifeste à l'antenne ou sur d'autres médias, constituerait une faute grave permettant à l'entreprise de rompre immédiatement le contrat.
S’opère alors un déplacement de la réflexion : il ne s’agissait plus de savoir si l’animateur a abusé de sa liberté d’expression, mais si l’atteinte que le licenciement - fondé sur cette clause - portait à sa liberté d’expression était proportionnée.
Pour cela, le juge dispose d’une méthode de raisonnement appelée “contrôle de proportionnalité” qui consiste (pour le dire simplement) à confronter l’atteinte portée à la liberté d’expression avec l’objectif poursuivi par la clause, en l’occurence la lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques.
Or, dans sa décision du 20 avril 2022, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce un certain nombre d’arguments pour considérer que l’atteinte portée à la liberté d’expression était proportionnée.
1/ L’actualité médiatique : Les juges soulignent d'une part, “la création [NDLR : très récente au moment de la blague] de blogs d'expression de la parole de femmes tels que « #metoo » et « #balancetonporc » et d'autre part, que quelques jours auparavant, à l'occasion de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes du 25 novembre 2017, le Président de la République avait annoncé des mesures visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles, rappelant que 123 femmes étaient décédées sous les coups, en France, au cours de l'année 2016”.
2/ Les caractéristiques de l’émission : La Cour de cassation relève ainsi que l’émission était “diffusée en direct et à une heure de grande écoute, dans des circonstances ne permettant pas à leur auteur de s'en distancier pour tenter d'en atténuer la portée, malgré des précautions oratoires qui traduisaient la conscience qu'il avait de dépasser alors les limites acceptables”.
3/ Le comportement postérieur de l’animateur : L’humoriste avait “dans les jours suivants, à l'occasion d'un tournage de l'émission dont il était l'animateur, (...) après s'être vanté auprès de l'un des collègues d'avoir ainsi « fait son petit buzz », (...) adopté, vis-à-vis d'une autre candidate, une attitude déplacée, consistant en plusieurs questions sur la fréquence de ses relations sexuelles avec son compagnon, qui ne correspondait manifestement pas aux engagements qu'il avait renouvelés auprès de son employeur lorsque celui-ci l'avait alerté sur la nécessité de faire évoluer le comportement qu'il avait sur le plateau avec les femmes”.
Aussi, c’est la violation d’une clause du contrat de travail par l’humoriste ainsi que le contexte particulier dans lequel s'inscrivait la blague qui a conduit les juges à valider le licenciement.
J’ignore si le contrat de Guillaume Meurice comporte une clause de cette nature. Néanmoins, si une clause similaire devait exister il faudrait d’abord (et avant tout) établir une atteinte aux droits de la personne. Or, cette atteinte, si évidente lorsqu’on rit des violences subies par les femmes, est pour le moins douteuse lorsque l’on qualifie Benyamin Netanyahu de “nazi sans prépuce”. J’éprouve, je l’avoue, des difficultés à y voir une quelconque marque d’antisémtisme tant il est évident que l’humoriste n’a entendu ni relativiser les exactions nazies, ni dire que le leader isréalien adhérait au parti national-socialiste allemand. Le classement sans suite des plaintes par le procureur de la République ne m’a en vérité pas surpris.
Surtout, le licenciement se fonde, non pas sur les propos tenus lors de l’émission du 29 octobre 2023 (il a déjà été sanctionné et ne peut à ce titre être sanctionné une seconde fois), mais pour les propos tenus le 28 avril 2024. A cet égard, bien qu’une partie de la presse a pu considérer qu’il avait “réitéré” sa blague, les propos étaient en réalité d’une nature toute différente : dans la première émission, il compare Netanyahu à un “nazi sans prépuce”, dans la seconde émission, il souligne que la blague du 29 octobre avait été validée par la procureur de la République. Or, il ne fait aucun doute que la référence au classement sans suite d’une blague n’est jamais de nature à porter atteinte aux droits de la personne.
Enfin, et si malgré tout ce que je viens de dire, il fallait considérer que Guillaume Meurice avait porté atteinte au respect des droits de la personne, il faudrait encore établir que le contexte justifiait une telle restriction à sa liberté d’expression. Or, le juge serait alors conduit à tenir compte, non seulement du contexte (très partiel) rappelé par l’Arcom à la suite de la première émission, mais également de celui - plus contemporain - de la seconde émission. Aussi, il faudrait ajouter à l’augmentation des actes antisémites, l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 qui enjoint à l’État d’Israël de prendre toutes les mesures raisonnables en son pouvoir pour prévenir le génocide, mais également le rapport établi par la rapporteuse spéciale de l'ONU Francesca Albanese publié le 25 mars 2024 intitulé “Anatomie d’un génocide”.
- Seconde différence : la véracité des propos de Guillaume Meurice
Par ailleurs, si aucune clause similaire à celle de Tex n’existe dans le contrat de travail de Guillaume Meurice (ce qui est d’ailleurs hautement probable), il est évident que l’humoriste jouit d’une liberté plus ample. Dans ce cas, il faudrait alors s’interroger sur l’existence d’un abus de la liberté d’expression.
La jurisprudence a dégagé trois hypothèses d’abus : le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos tenus. Trois observations doivent cependant être formulées à l'égard de ces exceptions à la liberté d'expression.
Premièrement, la jurisprudence doit interpréter de la manière la plus restrictive possible la notion d’abus pour garantir une protection concrète de la liberté d’expression.
Deuxièmement, l’abus ne se caractérise pas dans l’abstrait. Les juges doivent tenir compte du cadre dans lequel les propos litigieux s'inscrivent ainsi que de la qualité du salarié. L'excès ne constitue-t-il pas à cet égard une vertu de l'humour ?
Or, Guillaume Meurice est engagé précisément pour faire, dans une émission purement humoristique, une chronique d'humour politique. Ce qui le différencie d’ailleurs de la situation de Tex qui intervenait dans une émission dont l'humour avait un caractère secondaire, et dont la tâche n'était pas de faire de l'humour noir (ce dont témoigne la clause figurant dans son contrat de travail).
Troisièmement, la véracité des propos litigieux devrait automatiquement exclure la caractérisation de l'abus. Quelle menace pèserait sinon sur toute la communauté scientifique (et ailleurs), dont la vérité des analyses ne serait plus inconditionnellement protégée par la liberté d'expression ?
Les propos tenus par Tex ne pouvaient pas être étudiés sous le prisme de la véridicité. Au contraire, ceux de Guillaume Meurice répondent à la logique du vrai ou faux. Lorsque l'humoriste dit “si je dis Netanyahu est une sorte de nazi mais sans prépuce, c’est bon, le procureur il a dit c’est bon”, il énonce une proposition ‘vraie’ puisque le procureur de la République a effectivement classé les plaintes sans suite.
Il serait tout à fait surprenant - je pèse mes mots - d’autoriser un licenciement fondé sur des propos rappelant la décision prise par un organe judiciaire.
Ce serait - je les pèse moins - écraser la liberté d’expression sur les ruines de la démocratie française.