Auguste V

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Billet de blog 15 avril 2024

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Geox, la chaussure qui transpire

Une boutique strasbourgeoise de l'enseigne Geox refuse l'accès d'une intérimaire musulmane car elle porte le foulard. Je propose une analyse par delà le bruit médiatique et le réductionnisme juridique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quelle joie de me lever un matin d’avril avec ce slogan en tête : “Geox, la chaussure qui respire”. 

Le 10 avril 2024, une boutique Geox refuse l’accès à une intérimaire musulmane. Elle ne serait pas autorisée à porter le voile pour travailler dans leurs locaux. Les réseaux sociaux se sont saisis de l’information. Le magasin strasbourgeois est assigné à une fermeture temporaire. 

Geox, la chaussure qui transpire. 

La machine médiatique s’est alors emballée. Des experts, analystes, éditorialistes ont été convoqués pour nous servir du réchauffé. Il s’est trouvé, comme d’ordinaire, quelques prétendues Cassandre pour avertir des dangers du port du voile. Et pour finir, le débat public en ressort fragilisé encore une fois. 

La médiocrité des analyses me conduisent à écrire ce billet. Le traitement médiatique pêche me semble-t-il par deux défauts majeurs : 

  • l’affirmation péremptoire selon laquelle le magasin était autorisé à interdire le port du foulard, qui sans être totalement erronée, n’est pas tout à fait exacte non plus (ce que j’appelle le bruit médiatique). 
  • le réduction de la controverse à la seule question juridique : l’employeur était-il autorisé à interdire le port du foulard ? (ce que j’appelle le réductionnisme juridique). 

I- Bruit médiatique 

La qualité des analyses journalistiques laisse parfois à désirer, ce qui rend l’accès à une information sérieuse très difficile. Il faut donc, derrière le bruit médiatique, en revenir au principe juridique. 

La loi exige de distinguer selon que l’employeur s’est ou non doté d’une clause de neutralité dans son règlement intérieur.

En l’absence de clause de neutralité, l’interdiction du port du foulard est analysée comme une discrimination directe. Dans ce cas, l’employeur est tenu de démontrer que cette interdiction est requise par une exigence professionnelle essentielle et déterminante et que cette exigence est proportionnée. Le droit français comme le droit de l’Union européenne apprécient très strictement ces conditions. Il n’y a guère que des exigences sérieuses de sécurité qui peuvent justifier l’interdiction. 

En revanche, lorsqu’une clause de neutralité existe, l’interdiction du port du foulard peut se heurter à la qualification - moins contraignante - de discrimination indirecte. Dans ce cas, à condition que l’interdiction vise non seulement toutes les manifestations religieuses, mais également les signes visibles de convictions politiques ou philosophiques, la justification de l’interdiction est plus largement admise. La mesure doit seulement être objectivement justifiée par un objectif légitime et les moyens de réaliser cet objectif doivent être appropriés et nécessaires. Or, les jurisprudences française et européenne sont bien moins audacieuses.  Admettent-elles ainsi, sous certaines conditions, que le souhait de l’employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients constitue un objectif légitime. Cette justification ne permet toutefois d’interdire le port d’un signe religieux qu’aux seuls salariés en contact avec la clientèle.

A l’aune de ces informations, j’entreprends de nuancer la voix de nombreux journalistes dans l’affaire Geox : 

  • un employeur n’est pas “libre d’interdire le foulard dans son entreprise”. Il doit - même en présence d’une clause de neutralité - être en capacité de justifier sa mesure. Cette justification déterminera la portée de l’interdiction. 
  • sans connaître, ni si, dans l’entreprise concernée, il existait une clause de neutralité, ni ses justifications potentielles, ni le poste que l’intérimaire était tenu d’occuper, il est difficile de conclure que le gérant pouvait refuser de travailler avec l'intérimaire. 

L’analyse juridique ne peut pas se réaliser dans l’abstrait, elle doit s'ancrer dans une espèce déterminée. Or, nous ne disposons pas de données factuelles suffisantes pour établir une conclusion contraignante. 

Mais plus encore, la controverse politique que l’affaire Geox soulève doit-elle se résoudre par ce seul argument juridique ? 

II- Réductionnisme juridique 

J’ai entrepris dans un précédent billet d’analyser “la pertinence des arguments juridiques dans une controverse politique” (1). J’avais pris l’exemple d’une tribune d’universitaires contre le mariage pour tous. Je considérais que l’argument juridique n’avait aucun intérêt puisque la loi sur le mariage pour tous avait précisément pour objet d’autoriser ce que le droit interdisait… 

Nous avons ici une nouvelle illustration du recours à l’argument juridique dans une controverse politique. Cette fois l’argument juridique ne vise pas à contester une loi nouvelle, mais à éteindre une controverse politique suscitée par la diffusion d'une vidéo. Elle consiste à dire que le gérant a agi conformément au droit (affirmation déjà bien péremptoire), et que la polémique ne présente donc aucun intérêt. Les analystes procèdent ainsi à ce que je nomme le réductionnisme juridique. L’analyse politique se réduit alors à une seule question : que dit le droit ? S’opère ainsi un glissement du politique au juridique, oubliant que le juridique aussi est politique. Or, en matière de clause de neutralité, l’état du droit positif est pour le moins critiquable. Aussi, je propose d’introduire une autre question, au moins aussi intéressante : que devrait dire le droit ? 

1/ La discrimination

La clause de neutralité pour être valide, je l’ai dit, doit concerner indifféremment toute manifestation de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Une telle clause devrait alors être considérée comme traitant de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise. Elle ne serait donc pas directement discriminatoire (son application pourrait néanmoins aboutir, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, ce qui pourrait constituer une discrimination seulement indirecte). 

Cette analyse est autorisée à la condition de comparer les salariés qui expriment certaines convictions avec la situation de salariés qui en expriment d’autres. Dans ce cas, il est impossible de constater une différence de traitement puisque tous les salariés exprimant des convictions sont soumis à la clause de neutralité. 

Cette prémisse est néanmoins tout à fait discutable. Il suffit en effet de modifier le comparateur pour changer la solution. S’il fallait comparer la situation des salariés qui expriment des convictions à celle des salariés qui ne les expriment pas, alors le juge serait-il conduit à constater une différence de traitement fondée sur les convictions du salarié. 

Le juge doit donc distinguer entre les mesures défavorables à toutes les convictions et celles qui sont défavorables à seulement une conviction. Seule la seconde situation permettrait d’appliquer le régime des discriminations directes. Or, ce raisonnement est un pousse-au-crime. Il impose finalement à l’employeur de discriminer davantage. Un employeur n’est pas autorisé à interdire les seules manifestations religieuses, il doit encore interdire les manifestations politiques et philosophiques. Autrement dit, pour que la discrimination fondée sur la religion soit légitime, encore faut-il également discriminer en raison des convictions politiques et philosophiques (ce qui devrait révolter tous les travailleurs). Certains auteurs constatent ainsi que “plus vous discriminez, moins vous discriminez”.

2/ L'économique

J’évoquais tout à l’heure un objectif légitime admis pour justifier une clause de neutralité : le souhait de l’employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients. L’obligation de neutralité pourrait ainsi légitimer les préjugés de la clientèle. Un auteur écrit que bien souvent “une ‘politique de neutralité à l’égard des clients’ n’est rien d’autre, (...) que l’anticipation par l’employeur du refus des clients de se faire servir par quelqu’un qui porte un signe religieux distinctif”(2). 

En ce sens, des décisions récentes de la Cour de justice de l’Union européenne, qui n’ont pas encore - à ma connaissance - été réitérée par la Cour de cassation, considèrent que la volonté d’un employeur d’afficher une politique de neutralité constitue, en soi, un objectif légitime. Mais elle ajoute immédiatement que cette volonté ne suffit pas à justifier de manière objective une différence de traitement indirecte. Elle énonce que le caractère objectif d’une telle justification ne peut être identifié qu’en présence d’un besoin véritable de l’employeur, qu’il lui incombe de démontrer. Il doit, en particulier, établir qu’en l’absence d’une telle politique, il serait porté atteinte à sa liberté d’entreprise en ce que, compte tenu de la nature des activités ou du contexte dans lequel celles-ci s’inscrivent, il subirait des conséquences défavorables. La liberté du salarié cède donc face aux intérêts économiques de l'employeur (porte d'entrée à de potentielles atteintes futures, ce qui devrait encore une fois révolter tous les travailleurs). 

Pourtant, imaginerait-on qu’un employeur puisse céder face aux contraintes économiques exercées par une clientèle qui refuse d’être conseillée par une femme. Imaginerait-on qu’un employeur puisse refuser d’embaucher une femme au motif qu’il constate une baisse sensible de son chiffre d'affaires lorsqu’il travaille avec des femmes ? Pourquoi alors accepter que les exigences discriminatoires des clients puissent justifier une discrimination à l’égard des femmes musulmanes ? 

3/ La laïcité

Le principe juridique de laïcité n’est rigoureusement pas applicable dans les entreprises de droit privé (qui ne sont pas chargées d’assurer une mission de service public). Néanmoins, l’introduction de la “neutralité” dans l’entreprise n’est pas imperméable aux évolutions qu’a connues ce principe. Un mouvement laïciste, qui n’est pas étranger à l’idéologie universaliste (que j’ai évoqué dans un précédent billet intitulé “Logique universaliste à la CGT” (3)), tente d’en imposer une nouvelle définition, couramment nommée “nouvelle laïcité” (4). 

La nouvelle laïcité se distingue de la définition classique en deux points : 

  • elle renverse son contenu. La définition classique autorise tous les croyants à exprimer leurs convictions religieuses. La laïcité est alors un droit à la pluralité. La nouvelle définition interdit aux croyants d’exprimer leurs convictions religieuses. La laïcité devient un droit à la neutralité.
  • elle étend son champ d’application. La définition classique s’imposait seulement aux institutions publiques qui étaient chargées de permettre l’expression de la diversité religieuse. La définition nouvelle s’immisce jusque dans des relations purement privées, et autorise l’employeur à se revendiquer d’une politique de neutralité. 

Cette nouvelle définition de la laïcité n’est néanmoins pas contraignante. L’alternative qu'offrent ces deux définitions constituent d’ailleurs le cœur de la controverse politique.

4/ Le féminisme 

La législation relative au port du foulard, en ce qu’elle se camoufle derrière une clause de neutralité, est enfin anti-féministe. Elle empêche la reconnaissance d’une discrimination directe vécue par les femmes musulmanes, tout en reconnaissant, par la voie des discriminations indirectes, qu’elles sont les premières victimes de la politique de neutralité. 

Elle se revendique pourtant parfois d’une certaine vision féministe, laquelle postule que le port du foulard constitue un symbole de la domination masculine. Or, je me méfie de cet argument féministe, il a souvent servi à camoufler des motivations bien plus embarrassantes. Faut-il encore rappeler que la politique française en Algérie de lutte contre le port du voile, au prétexte de sauver les femmes algériennes de “l’oppresseur arabe”, visait en fait à asseoir sa légitimité coloniale. Il me gêne également car interdire le foulard, c’est encore une fois, exercer un contrôle sur le corps des femmes. Il m'embarrasse enfin parce qu’il conduit à exclure les femmes musulmanes du marché de l’emploi. 

Ainsi se cachent, derrière le bruit médiatique et le réductionnisme juridique, les enjeux que soulève l’interdiction du port du voile. Combien de véritables Cassandre faudra-t-il pour établir, une bonne fois pour toute, que cette interdiction est avant tout un danger pour les femmes, voire même, j’ose le dire, pour tous les travailleurs…

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(1) https://blogs.mediapart.fr/auguste-v/blog/260423/la-pertinence-des-arguments-juridiques-dans-une-controverse-politique 
(2)  B. Petit, "Signes religieux au travail : quand la CJUE dit tout et son contraire", RDLF 2017, chron. n°19 : https://revuedlf.com/droit-social/signes-religieux-au-travail-quand-la-cjue-dit-tout-et-son-contraire-note-sous-cjue-14-mars-2017-aff-c-18815-micropole-sa/ 
(3) https://blogs.mediapart.fr/auguste-v/blog/300823/logique-universaliste-la-cgt 
(4) S. Hennette-Vauchez, V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle Laïcité, LGDJ 2014, 116 pages. 

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